Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/131

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

bien mérité car cet oiseau est d'une voracite extreme a engloutir dans une seule poche autant de poissons qu'il en faudra pour le repas de six hommes. Il avale aisement un poisson de sept ou huit livres; on assure qu'il mange aussi des rats et les avale tout entiers. Bosman, dans son Voyage en Guinée, rapporte que ses compagnons et lui faisaient approcher un pélican, et que; comme s'il eût voulu leur donner un divertissement, l'oiseau faisait sortir de son jabot un rat et le jetait a leurs pieds.

J’ai assisté à un repas du pélican du jardin d’ACclimatation. Il devait ce jour-là déjeuner dé viande de cheval. Plet, le faisandiér-chef, qui est chargé de le nourrir, vient le cherchera son parc, et lui dit: «Allons, Cadet, viens mon Cadet, viens déjeuner! » Et Cadet lui fit entendre plusieurs hoeu korr! hoeu. korr! qui signifiaient sans doute: Je ne demande pas mieux. Il se mit à courir lourdement derrière son pour- voyeur, ayant l’air de trouver fort mauvais le sable que les ouvriers jetaient en ce moment dans ces allées et qui semblait froisser ses pattes nues. Enfin, on arriva dans l’endroit où l’on dépose la viande de cheval. Cadet, en signe de contentement, répéta deux ou trois fois: hoeu korr! hoeu korr!

Plet lui jeta successivement trois ou quatre morceaux de viande de trois ou quatre livres, et je l’examinai manger. Il procédait absolument comme une personne qui n’a plus de dents: il ramenait à plusieurs reprises la viande de droite et de gauche dans son bec, semblait la rouler, l'arrondir- pour mieux l'avaler. Puis il faisait un mouvement de déglutition, et l’opération était faite. Après avoir enfourné une quinzaine de livres de viande de cheval, Cadet fut rassasié, et il s’en alla seul, tout appesanti, vers son parc, où il digéra en silence ce qui était descendu dans, son estomac. Mais il eut soin de garder, sinon une poire pour la soif, du moins quelques livres, de viande, dans son garde-manger, de façon à ne pas être du jour.au lendemain pris au dépourvu; lorsque ses réserves sont faites, il peut rester trois ou quatre jours sans autre nourriture.

Plet me fit observer que la viande qu’il lui donnait n’était qu’un supplément de sa nourriture et que le poisson lui était indispensable. Lorsqu’on lui donne de là viande tous les jours, il paraît moins bien portant, son humeur en souffre, il est moins familier et ne paraît plus si bon enfant. Ce malheureux oiseau, dans son petit parc qui n’est pour lui qu’une affreuse cage, devant ce filet d’eau qui n’est qu’une pauvre crapaudière, se trouve dans de bien mauvaises conditions d’existence. Mieux vaudrait sans doute qu’il habitât un port où l’on pourrait lui donner du poisson frais à discrétion, tandis qu’au jardin d’Acclimatation presque tous les jours on lui fait faire ses repas avec de la viande de cheval, ou bien on lui donne du poisson avarié, mauvaise alimentation qui a encore l’inconvénient de coûter fort cher. J’avoue que, n’était l’intérêt scientifique, je protesterais énergiquement contre la captivité de ce brave palmipède qui, malgré les injures qu’on fait à son goût, à ses ailes et à son amour de la liberté, se montre d’un caractère doux et familier, surtout avec Plet qui est le pour- voyeur dé son appétit vorace.

A suivre.

Ernest Menault.


_____________


LA LAINE

Une fois il’ m’arriva de placer dans* un récit cértain personnage de berger, dont j’avais — comme nous disons, nous les revasseurs — caressé amoureusement la création; J’avais imaginé un homme qui, né avec une' âme' essentiellement contemplative et indolente; n’avait rien trouvé de mieux, pour échapper aux difficultés, aux soucis, de la commune existence, que d’éteindre en lui les passions, lés besoins, qui l’eussent condamné à la commune dépense de labeur et de préoccupation, et de préférer entre toutes les professions celle qui exige le moins de fatigues corporelles et mentales. Devenu gardeur de troupeaux, mon héros trouvait dans cette oisive condition la plus parfaite réalisation de l’idéal qu’il s’était formé, et qui consistait a réclamer aussi peu que possible de la société, afin d’avoir d’autant moins à liu rendre.

Comment j’avais été conduit à choisir cette profession plutôt qu’une autre pour en faire le lot de mon paresseux, je' me l'explique ainsi: d’abord il me souvenait qu’enfant j’avais maintes fois accompagné, par les bruyères ou les prairies, certains de mes petits camarades, que leur parents envoyaient aux champs avec une couple de chèvres ou de génisses; et je n’avais pu oublier combien peu le soin de ces animaux faisait obstacle à la continuité de nos jeùx; N’avais-je pas plus -tard entendu dire et répéter que les pâtres Chaldéens, grâce* à la longue inaction physique où les laissait la gardé de leurs troupeaux, avaient pu se plonger' dans la placide contemplation du firmament, â ce point de fonder la science^ astronomique? Puis encore n’avais-je pas lu, appris par coeur l’antique églogue où-Tityre, le classique Tityre, recubans sub tegmine fagi, lentus in umbra « couché sous les rameaux du hêtre, étendu à l’ombre», module sur ses pipeaux les louanges du dieu qui lui fit ce repos?

Quoi qu'il en fut, convaincu d'avoir tracé dans des données vraisemblables un type de sympathique egoïste d’honorable paresseux, et d’ailleurs ayant rencontré çà et là, dans le monde des critiques, plus d’un témoignage approbatif à l’adresse de mon philosophe en houlette, j’éprouvai — je vous l’avouerai avec toute l’immodestie dont je suis capable — quelque satisfaction à me dire le père de ce pittoresque enfant.

Mais voila que, comme je me délectais dans le sen-