Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cîments, appela M. Defert « sublime monsieur ! » et traîna la chose en longueur, autant que cela lui fut possible. À la fin, il prit son parti, et pour 15 francs par mois, service compris, devint locataire d’une grande chambre passablement nue, quoiqu’elle se vantât, sur l’écriteau, d’être garnie. Cette chambre avait vue sur une tannerie : Karl déclara que l’odeur du cuir ne l’incommoderait pas, au contraire !

Puis, après maintes démarches pour trouver une pension, il donna la préférence à l’hôtel de la Sirène, dont la table d’hôte était fréquentée par de nombreux commis voyageurs, auprès desquels il espérait trouver toutes sortes de renseignements.

Quand il quitta la maison Defert, il fit ses adieux à la famille en style biblique, et partit pour son logis, suivi de Pierre, qui portait sa grande malle. Pour récompenser le brave garçon de la peine qu’il venait de prendre, il le fit asseoir sur une de ses trois chaises, et lui fit admirer le panorama de la tannerie ; après quoi il lui donna une poignée de main, et le congédia en l’appelant son meilleur ami. La porte refermée, Pierre fut pris d’un tel accès de fou rire qu’il fut obligé de s’asseoir sur une des marches de l’escalier pour reprendre haleine. Quant au candide Karl, enchanté d’avoir remplacé le pourboire par une protestation d’amitié qui ne lui coûtait rien, il écrivit à son vénéré père. Il lui fit savoir qu’il venait de prendre possession de son domicile, que le prix lui en paraîtrait peut-être un peu élevé, mais que c’était très-bon marché pour le pays. Il lui dit qu’il ménageait son argent (et c’était vrai) ; qu’il avait fait cependant la folie de prendre une pension un peu chère, mais qu’il rattraperait son argent en instruction et en renseignements utiles.

D’ailleurs il était resté chez les Defert assez longtemps pour avoir fait déjà de notables économies. Le vénéré père répondit à son fils qu’il était heureux de le voir dans les bons principes, qu’il ne saurait trop l’engager à orner sa mémoire et à ménager sa bourse. Il espérait bien surtout qu’il ne se laisserait pas gâter par les mœurs françaises. Il lui envoyait au surplus sa bénédiction avec un certain nombre de thalers, et la recommandation de les faire durer aussi longtemps que doivent durer des thalers honnêtement gagnés.

Un dimanche, Robillard avait dîné rue du Heaume, M. Schirmer était un des convives. Après le dîner, les deux collégiens, laissant M. Defert et M. Schirmer plongés dans une discussion sur les matières premières et le drawback, s’en allèrent, bras dessus, bras dessous, faire un tour de jardin.

« Ouf ! dit Robillard.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Jean avec inquiétude.

— Oh ! que c’est lourd sur l’estomac !

— Quoi ?

— Le Schirmer donc ! Allons, ne va pas faire l’étonné. Avoue qu’au fond tu en es aussi excédé que moi ; plus même, puisque tu en as joui plus longtemps.

— Qu’est-ce que tu as à dire contre lui ?

— Moi ? rien ! seulement te rappelles-tu Margeval ? Non ; il avait fini sa philosophie quand tu es entré au collège. Si tu savais quelle tête angélique il avait : tu sais du moins quel mauvais drôle il est devenu depuis.

— Sans doute, eh bien ?

— Eh bien ! c’est tout à fait cette tête-là, et tout à fait ces manières-là. Je puis me tromper, mais je n’augure rien de bon de notre excellent ami Schirmer.

— Tu as tort, reprit Jean, de juger et de condamner un homme à première vue.

— Margeval ! dit l’autre avec un grand sang-froid.

— Mon père et ma mère l’estiment.

— Margeval !

— Il est plein d’attachement pour nous.

— Il le prétend, mais quelle preuve en avez-vous ? Margeval ! te dis-je.

— Oui, Margeval, voilà un beau raisonnement. Dis tout de suite « Tarte à la crème », c’est aussi concluant. En tous cas, ne répète pas à d’autres ce que tu viens de me dire.

— Parce que ?

— Parce que ! » Jean, à sa grande confusion, ne put trouver de réponse plus péremptoire. Sans aller aussi loin que Robillard, il n’aimait pas M. Schirmer, qui l’aimait tant ! et il s’en voulait de ne pas l’aimer. Voilà pourquoi, ne pouvant défendre l’hôte de son père avec beaucoup de logique, il en était réduit à le défendre avec beaucoup de chaleur.

En ce moment, M. Schirmer s’avançait vers eux, le sourire sur les lèvres.

« Que je te casserais volontiers quelque chose ! » grommela Robilard entre ses dents ; puis, voyant l’air suppliant de son camarade, il marcha à la rencontre de l’Allemand, et lui dit, avec une courtoisie ironique : « Une belle soirée ! monsieur.

— Tout à fait belle », répondit M. Schirmer d’un ton profondément touché.

Après un début si animé, il y eut un silence embarrassant, M. Schirmer composait mentalement une phrase, qui mettait bien longtemps à voir le jour. Robillard le laissait méchamment chercher ; quand il vit que la phrase était prête, il la coupa net. « Vous venez peut-être au jardin, lui dit-il, pour fumer un cigare. Nous vous en prions, ne vous gênez pas pour nous, la fumée de tabac ne nous incommode pas, quoique nous ne fumions pas nous-mêmes. »

Schirmer sourit, et tirant avec empressement son porte-cigares de sa poche, il le présenta tout ouvert aux deux amis, qui refusèrent. Robillard poussa le coude de Jean, et lui fit remarquer à voix basse quel empressement Schirmer avait mis à offrir des cigares, dès qu’il avait été certain que l’on n’en accepterait pas. Au bout de quelques minutes, il tira sa montre et annonça qu’il était temps pour lui de retourner au collège.

« Déjà, dit M. Schirmer en souriant.

— Déjà est un mot bien gracieux, reprit Robil-