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lard en s’inclinant. Désolé de vous quitter si vite ; j’aurais été bien heureux de faire plus ample connaissance avec vous ! »

« Eh bien, dit-il à Jean qui le reconduisait au collège, n’ai-je pas été aimable avec ton ami ; mais n’importe, mon cher vieux, toutes les fois que je le verrai, je ne pourrai jamais m’empêcher de penser à Margeval. »

M. Schirmer, invité de temps en temps par des jeunes gens de sa connaissance à passer la soirée au cercle de la Jeune France, s’y montra toujours prudent et discret. Une fois cependant, après une longue convention sur la musique allemande et sur la philosophie en général, il s’oublia au point de boire à même la bouteille de champagne. Ses compagnons, aussi émus que lui, ne virent là qu’une aimable plaisanterie. Ce soir-là sans doute il était mal disposé, car ses beaux yeux d’ange louchaient horriblement ; son nez s’abaissait sur sa moustache blonde qui se hérissait. Il avait un faux air d’oiseau de proie, et il fut peu gracieux pour ses compagnons.

« Romains de la décadence, leur dit-il en bégayant, vous me faites pitié. Lequel de vous connaît Henri Heine, qui a osé médire de la grande race germanique ? Faites-le-moi passer, que je le perce du glaive d’Arminius et que je lui coupe les oreilles. »

Les garçons eurent toutes les peines du monde à l’empêcher d’enjamber la fenêtre pour se mettre à la poursuite de Henri Heine. Pour le ramener chez lui, on fut obligé de lui dire que le Monsieur en question l’y attendait, et qu’il était arrivé par la voiture du soir, exprès pour se faire percer du glaive d’Arminius et se faire couper les oreilles.

Le lendemain matin, quand il se trouva au réveil tout habillé sur son lit, il eut comme un soupçon de ce qui s’était passé, et craignit fort de s’être compromis par quelque parole imprudente. Quand il sut qu’un garçon discret l’avait ramené sans scandale et que tous ses compagnons étaient, ce soir-là, hors d’état de le comprendre, il recouvra toute sa sérénité.

CHAPITRE XXII

Sœur Agnès est heureuse. — Menus propos et réflexions de Robillard.


Marthe, les premiers jours, a trouvé bien étrange et bien dur de n’être plus avec les siens, surtout avec sa mère. À plusieurs reprises, elle s’est demandé avec angoisse si elle ne s’était pas trompée, et si elle aurait la force de surmonter ses regrets. Mais comme c’est une bonne fille, bien ferme et bien courageuse, et qui sait de longue date ce que c’est que de faire son devoir, elle lutte vaillamment contre elle-même, et ses regrets se transforment peu à peu jusqu’à devenir de la résignation chrétienne. Puis le temps, qui adoucit tout, vient à son aide. C’est pour elle une tristesse d’une douceur infinie que d’associer ses chers absents à tous ses actes de charité, et de retrouver leur souvenir au fond de toutes ses prières.

Dans toutes les villes où un ordre de la Mère générale l’a successivement envoyée pour exercer sa charité, on retrouverait facilement la légende de la sœur Agnès (c’est désormais son nom).

À chaque ordre nouveau qui lui enjoint de partir, elle obéit sans répugnance : le pauvre, en effet, n’est-il pas partout l’image de Jésus-Christ ? La douleur et la souffrance ne sont-elles pas partout les mêmes, et n’ont-elles pas besoin des mômes secours et des mêmes consolations ? Ne trouvera-t-elle pas partout, par conséquent, à exercer cette charité tendre et infinie qui a sa racine dans un attrait mystérieux pour la souffrance et pour la douleur. L’humble sœur serait bien surprise des jugements que l’on porte sur elle ; peut-être serait-elle un peu choquée de la forme trop familière de ces jugements. Les bonnes gens qu’elle a aidés à sortir de leur abattement et de leur désespoir n’ont pas la moindre idée, ni le moindre souci d’une phrase bien tournée ; ce qui ne les empêche pas d’avoir le cœur reconnaissant. Mais ni son humilité ni sa délicatesse n’ont jamais eu à souffrir. Personne n’a jamais osé dire en sa présence tout ce qu’il pense d’elle. Elle a une manière charmante et irrésistible de dire chut ! au moment où elle voit poindre un témoignage d’admiration.

D’ailleurs elle a beaucoup de gaieté et d’entrain : si le chut ! ne suffit pas, elle trouve de ces mots qui déconcertent sans blesser, et qui enseignent la délicatesse et la réserve à ceux qui n’en avaient jamais eu la moindre idée.

Les malades de l’hôpital, autour du poêle ou d’un lit à un autre, se chuchotent leurs remarques sur la sœur Agnès quand elle n’est pas là. Pour eux tous, c’est à n’en pas douter une fille de grande maison ; les plus exaltés veulent que ce soit une princesse. Tous sentent bien que ce n’est pas une de ces âmes qui se jettent dans les bras de Dieu parce que le monde les a méconnues ou froissées. Tout le monde se tait ou change de conversation lorsqu’elle s’avance