Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/173

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— Cependant, voyons, un grand propriétaire peut faire beaucoup de bien autour de lui.

— Cela n’entrait pour rien dans mes plans, et je me connais si bien, que même maintenant, si je menais cette vie-là, je ne songerais bientôt qu’à moi, qu’à mon bien-être, qu’à mes fantaisies.

— Tu te calomnies.

— Je demande à n’être pas interrompu à chaque mot. Si j’étudie la médecine, d’abord je fais à mon père le plus grand plaisir que je puisse lui faire, et je suis confus de n’avoir pas songé à cela plus tôt ; ensuite, je suis bien forcé de rendre service aux gens, puisque c’est mon métier. Il n’y a pas à dire ; à moins de se déshonorer, il faut bien qu’un médecin marche le jour, la nuit, par la pluie et par la neige. Donc je serai médecin, s’il plaît à Dieu, et mon père aura la satisfaction d’être le père d’un médecin.

— As-tu écrit à ton père ?

— Bien sûr ; puisque ma résolution était arrêtée, j’ai voulu lui faire cette surprise pour sa fête.

— Qu’est-ce qu’il a dit de cela ?

— Il dit que cela ne le surprend pas, croirais-tu cela ? Mon effet est manqué. Il dit qu’il savait bien qu’un bon garçon comme moi ne voudrait pas lui faire de chagrin.

— Mais enfin, il est content ?

— Il ne le dit pas ; mais il m’envoie vingt francs. Toutes les fois que mon père est particulièrement content de moi, il me donne cinq francs ; cette fois-ci, il m’en envoie vingt ! En vingt combien de fois cinq ? Quatre fois ! Conclusion, il est aujourd’hui quatre fois plus content que d’habitude. »

En prononçant ces derniers mots, Robillard repoussa la chaise et se mit lestement sur son séant. Il tira de la poche de son gilet une pièce de vingt francs toute neuve.

« Regarde-moi ça », dit-il, et il se mit la pièce d’or sur l’œil, en manière de lorgnon ; puis il la jeta plusieurs fois en l’air, la rattrapant tantôt sur la paume, tantôt sur le dos de la main. Puis il se remit brusquement sur le dos.

Jean ne put s’empêcher de rire de la dextérité du futur docteur. « Il me semble, lui dit-il, que tu feras un fameux chirurgien. » Robillard ne daigna pas répondre à ce compliment, mais continuant la conversation comme s’il ne s’était rien passé :

« Moins désintéressé, dit-il, que mon futur patron Hippocrate, je n’ai pas refusé les présents d’Artaxerxès, et cela pour deux raisons. La première, c’est que cela aurait fait de la peine à Artaxerxès ; la seconde, c’est que je suis très-heureux d’avoir en ma possession cette petite fortune. »

Jean se demanda si son ami ne serait pas un peu avare.

« Quand je me suis vu si abominablement riche, reprit Robillard, je me suis demandé ce que j’allais faire d’une si grosse somme. Ma première idée a été de régaler toute la cour de chaussons aux pommes et de tartes à la crème, alin de reconquérir un peu de la popularité que ma sagesse m’a fait perdre. Mais je me suis dit que ma popularité ne valait pas vingt francs, et j’ai résolu de faire un meilleur emploi de mon argent. Après déjeuner, nous demanderons à ta mère la permission de faire une promenade ; nous louerons des chevaux, et nous irons à la Grenadière : c’est la ferme où demeure ma tante Edmée. Il n’y a pas quatre lieues, et nous serons de retour pour le dîner. J’aimerais bien aller embrasser ma tante : il y a très-longtemps que je ne l’ai vue ; elle commence à se faire vieille, son asthme la tourmente, et elle ne peut plus supporter la voiture ; par conséquent, on ne la voit plus à Châtillon. Elle sera heureuse de savoir que je suis décidé à faire ma médecine. C’est elle qui m’a élevé ; quoique jusqu’ici je ne lui aie pas fait grand honneur, elle m’aime tout de même et sera contente de me voir. Je ne suis pas fâché non plus qu’elle fasse ta connaissance. Crois-tu que ta mère nous permette d’y aller ? »

Avant que Jean eût répondu, la cloche du déjeuner sonna, Robillard sauta brusquement sur ses pieds, et répara ce qu’il appelait le « désordre de ses draperies », relit le nœud de sa cravate, boutonna militairement sa tunique et se déclara prêt.

« Après vous, docteur ! dit Jean en ouvrant la porte pour le laisser passer.

— Par ordonnance du médecin ! » répliqua Robillard en enlevant son ami comme une plume et en l’emportant sur son dos. Arrivé en bas, il déposa doucement son fardeau sur le sol, et s’inclinant avec la plus grande courtoisie, il offrit le bras à Jean pour entrer dans la salle à manger, où il n’y avait encore personne.

Mme Defert autorisa ses deux garçons à faire la promenade projetée. Seulement elle pria Robillard de veiller sur Jean. Robillard se mit à rire, et dit que ce serait bien plutôt à Jean de veiller sur lui ; mais que pour une fois il ferait le mentor, et il pensa en lui-même que Mme Defert avait trouvé là un ingénieux moyen de le rendre sage.

A SUIVRE

J. GIRARDIN