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CHAPITRE X

NAVIGATION SUR LE FRASER

Au bout d’une semaine environ, nous eûmes un chargement complet pour Lytton, et, après avoir examiné avec soin notre flottille et réparé nos avaries, nous partîmes à la pointe du jour. Notre voyage, à partir de Fort Yale, où nous arrivâmes vers les neuf heures du matin, fut des plus dangereux et des plus pénibles. Ce n’étaient pas seulement les marchandises qu’il fallait mettre à terre et transporter à force de bras par-dessus les rochers, aux endroits appelés portages, jusqu’à un endroit où l’on pût se rembarquer, mais il fallait tirer de l’eau les bateaux mêmes et les pousser à grand renfort de rouleaux et de leviers jusqu’au lieu de rembarquement.

Ainsi, nous passions nos journées de l’aube à la nuit, tantôt naviguant sur le fleuve le plus dangereux du monde, tantôt transportant bateaux et chargement le long de la rive accidentée. Nous étions le plus souvent trop fatigués, le soir venu, pour changer nos vêtements humides contre des vêtements secs ou pour faire cuire notre souper. Nous nous contentions de nous rouler dans nos couvertures auprès du feu que nous allumions sur le bord du fleuve et de nous abandonner à un sommeil fiévreux.

Le jour venu, nous nous remettions à cette rude besogne, pour ne nous voir quelquefois, après une longue journée de travail, qu’à une couple de milles de l’endroit que nous avions quitté le matin.

Vers la fin du douzième jour nous aperçûmes les eaux bleues de la Thompson qui, sur une petite distance, courent presque parallèlement aux eaux jaunes du Fraser, et quelques vigoureux efforts nous amenèrent au but de notre voyage. Nous bénîmes le ciel d’avoir échappé aux dangers de cette navigation, et fûmes bien heureux de pouvoir nous reposer un peu.

Notre repos toutefois ne devait pas être de longue durée. Le voyage avait été si avantageux aux entrepreneurs qu’ils étaient pressés de recommencer. La descente du fleuve était la partie la plus dangereuse de notre tâche, car, au lieu de nous traîner péniblement en longeant la rive, il fallait se laisser emporter au gré de ce terrible courant et passer, avec une rapidité vertigineuse, au milieu même des écueils que nous avions évités à la remonte, en débarquant. À deux endroits cependant, aux grandes et aux petites chutes, nous dûmes faire encore des portages.

En quatre heures nous eumes accompli presque la moitié du voyage et atteint Boston Bar. Là, nous nous arrêtâmes pour nous reposer, car nous avions terriblement travaillé pour gouverner nos canots à travers les rapides.

Une barque montée par sept hommes, dont six rameurs et un homme au gouvernail, n’ayant pu, faute d’avoir pris les précautions nécessaires, éviter un tourbillon, fut engloutie corps et biens sous nos yeux, sans qu’il nous fût possible de lui porter secours. En vain avions-nous donné aux hommes qui la montaient avis du danger, recommandé de ne pas abandonner un instant la direction de leur bateau, crié de faire force de rames, tout fut inutile. L’homme à la barre perdit la tête ; l’agitation des rameurs croissant avec le danger, la barque, qui ne gouvernait plus, arriva sur les brisants qui la remplirent d’eau, et bientôt elle s’enfonça avec une lenteur qui, pour nous, fit durer un siècle cet affreux spectacle. Un des rameurs, jeune et beau garçon, essaya de franchir d’un bond le cercle maudit, mais il y fut ramené par le contre-courant. Les autres, convaincus que tout était fini, se tenaient debout dans la barque, qui sombrait lentement, levant au ciel leurs bras impuissants. L’eau semblait monter pour étouffer leurs cris et noyer leurs regards désespérés. Tout disparut ; mais cet effrayant spectacle, ces figures pâles, éperdues, s’enfonçant lentement dans leur tombe liquide, ne sortiront jamais de ma mémoire.

Peu d’instants après nous passions nous-mêmes, avec la rapidité de l’éclair, près du lieu où venait de se produire cette horrible catastrophe. Arrivés à un endroit où la furie du fleuve se calme un peu, nous nous arrêtâmes, dans l’espérance que nous pourrions encore être de quelque secours à quelqu’un des naufragés ; mais nous attendîmes en vain, rien ne se montra, pas même un débris quelconque du bateau, dont aucune épave ne fut retrouvée.

De retour à Yale, nous dûmes attendre plusieurs jours qu’un nouveau chargement pour Lytton fût complété, et, les eaux ayant baissé, nous fîmes ce voyage en un peu moins de temps que le premier. Nous eûmes aussi, par la même raison, un peu moins de dangers à courir ; mais Pat et moi commencions à être exténués, et à notre second retour à Yale nous fûmes assez satisfaits de ne pas trouver un nouveau chargement. On paya et congédia les Indiens ; il fut convenu que quatre d’entre nous et le capitaine descendraient dans un des canots jusqu’à Victoria, et que nous ferions, en passant, une partie de chasse et de pêche dans les îles du golfe de Géorgie.

La veille même de notre départ, je fus en grand danger de périr dans les flots du Fraser. Nous étions campés sur la rive à un endroit où un banc de sable cause avec le courant un vaste remous. Nous avions besoin de sucre pour notre voyage, et il fallait traverser le fleuve pour en aller chercher à une petite boutique tenue par un Chinois. Je partis seul dans un petit ba--