Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/184

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Ce sourire est si hideux que le petit garçon du cabaretier se réfugie derrière le comptoir en poussant des cris de détresse. On a toutes les peines du monde à l’en tirer, en lui affirmant que « la bête » est partie, et ne reviendra lui montrer ses dents que s’il n’est pas sage.

Cependant on gagne du terrain, car les chevaux ont réellement du fond. Les gens que l’on rencontre s’arrêtent stupéfaits de voir des cavaliers de si bonne mine sur de si étranges destriers. Robillard les salue avec une exquise politesse, et les gens s’en retournent tout penauds. Puis un scrupule le prend :

« J’allais oublier, dit-il à Jean, que pour aujourd’hui je suis Mentor et toi Télémaque. Ne t’échauffe pas, mon ami ; tiens-toi droit, ne fais pas de grimaces aux passants ; il n’y a rien de si vilain que de faire des grimaces aux passants, surtout quand on a l’honneur d’être en rhétorique ! « Dites donc, vous, s’écrie-t-il en changeant de ton, et en s’adressant à un bonhomme qui s’est rangé sur le bas côté de la route, les mains pendantes et les yeux écarquillés, je parie que vous croyez que c’est un cheval, cette bête sur laquelle je suis monté ?

— Un drôle de cheval, tout de même, » dit l’homme en ricanant. Le cheval lui répond par un ricanement si affreux que l’homme en perd la parole.

« Eh bien ! reprend Robillard, ce n’est pas un cheval, c’est un lama que j’acclimate pour le compte du gouvernement. »

Et piquant des deux, il laissa l’homme stupéfait.

« Il me semble, dit Jean, que Mentor est bien jeune pour son âge, et que Télémaque a sous les yeux de bien funestes exemples.

— Voilà bien la jeunesse d’aujourd’hui, dit Robillard avec un sérieux affecté : frondeuse et ergoteuse, ergoteuse et frondeuse ! »

Le cheval de Jean aperçoit tout à coup des affiches collées sur une baraque de cantonnier, fait un écart, coupe sans cérémonie le dialogue, et quand il s’est assuré qu’il s’agit simplement d’une vente de luzerne et d’une licitation entre mineurs, il revient retrouver son compagnon.

À mesure qu’ils approchent de Valserre, le village où l’on quitte la route pour se rendre à la Grenadière, les deux amis dépassent des groupes de gens endimanchés qui vont tous dans la même direction. Enfin, on distingue dans le lointain les sons d’une grosse caisse, les cris déchirants d’une trompette, les mugissements d’un ophicléide et les éclats d’un trombone. « C’est la foire de Valserre ! » s’écrie Robillard, en sautant de joie sur sa selle. Puis tout à coup, se rappelant qu’il est dans son rôle d’être grave, il se tourne vers Jean qui n’a pas dit un mot. « Pourquoi, lui dit-il, ô Télémaque, ces vaines démonstrations d’une joie insensée ? Est-ce parce que nous approchons de l’île de Calypso ? Fuyez, fuyez, ô mon cher fils, les tentations sans nombre qui assaillent une jeunesse frivole dans l’île des plaisirs ! Ne vous faites point de ces folles visions de singes savants, de chevaux de bois, de pavés de pains d’épice et de tourniquets où l’on gagne des porcelaines dorées et peinturlurées. N’ouvrez pas d’avance vos narines aux senteurs enivrantes de la friture en plein vent. Modérez vos passions, mon cher fils ; comme nous avons peu de temps devant nous, évitons les tentations et… coupons au plus court. »

Imitant le procédé brusque mais salutaire du vrai Mentor, qui précipita Télémaque du haut d’un rocher dans la mer, parce que le seul raisonnement ne suffisait pas à le tirer de l’île de Calypso, il coupa brusquement à droite par un petit chemin vicinal. Il laissait ainsi à gauche les parfums, les bruits, en un mot toutes les tentations de la foire.

« Vois-tu, reprit Robillard, on nous aurait pris pour des montreurs de chevaux savants, et le populaire en délire nous aurait empêchés de continuer notre route. » Le petit chemin, en sa qualité de chemin non classé, était jonché de cailloux roulants, et coupé de petites fondrières en miniature ; il fallait veiller sur les montures, et l’on n’avait pas le loisir de parler. Robillard se mit à siffler un air de chasse, puis à pester contre le chemin, affirmant qu’il dénoncerait cet état de choses à M. Schirmer, puisqu’il était si versé dans la question des voies de communication.

Voici la Grenadière, dont les toits pointus semblent percer le feuillage des grands marronniers ; voici la grande cour d’entrée, envahie par les herbes folles, toute pleine d’instruments de labour, coupée de trous à fumier et complètement déserte. Le bruit des chevaux évoque enfin un valet de ferme qui apparaît à la porte d’une écurie, les yeux bouffis de sommeil, les cheveux pleins de foin, et mâchant par contenance un long brin de paille. Tout le monde est à la foire, sauf la maîtresse qui ne marche plus guère. Le valet prend par la bride les chevaux qu’il regarde avec défiance, et les visiteurs, sur ses indications, se mettent à la recherche de la dame du logis.

La Grenadière est un ancien castel, très-rustique, mais où du moins l’espace n’a pas été ménagé. Les pièces, hautes et claires, reçoivent le jour par de grandes fenêtres en anse de panier, avec des meneaux de pierre et de petites vitres épaisses enchâssées dans des losanges de plomb. Tout y reluit de propreté. La tante Edmée n’est pas dans la cuisine, on n’y trouve que ses lunettes posées sur son livre d’heures, à côté d’un tricot soigneusement empaqueté. Il règne dans toutes les pièces une vague odeur d’étable, de foin et d’iris. L’odeur d’étable domine du côté de la cour, l’odeur d’iris du côté du jardin. Quand Robillard ouvre la porte du jardin, les deux visiteurs se trouvent au milieu d’une plantation de giroflées en pleine fleur. Le jardin est vaste, à l’ancienne mode, tout rempli de ces fleurs de l’ancien temps que les plantes nouvellement acclimatées tendent à chasser des jardins modernes.

Jean remarqua, dans un boulingrin de tilleuls, les débris d’un Galant Jardinier de plâtre ; les jambes et