Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/191

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avec moi, qu’il est difficile de rien concevoir de plus beau.

Fermé à ce point que, sur une longueur d’environ 200 milles, ce golfe ressemble à une mer intérieure de 50 à 60 milles de largeur, sa surface azurée est parsemée d’îles innombrables couvertes de forêts vierges au milieu desquelles paraissent çà et là de ravissantes clairières de prairies naturelles. Du côté du continent, l’horizon est fermé par des montagnes aux sommets neigeux, au-dessus desquelles, vers le sud, s’élève majestueusement le cône du mont Baker, volcan éteint d’environ 13 000 pieds de haut. Du côté de l’île de Vancouver s’élèvent aussi des montagnes, mais moins hautes et formant, par la variété de leurs teintes, un ravissant contraste avec celles de la rive opposée.

De ce côté aussi se montrent plus abondants les signes de la vie sauvage. Les eaux sont çà et là tachetées de blanc par les voiles des canots, et les rives sont bordées de villages indiens dont les habitants, vêtus de couvertures diversement coloriées, font sur le paysage la tache de couleur brillante si chère aux artistes.

Les Indiens n’enterrent point leurs morts ; ils les mettent, revêtus de tout ce qu’ils ont de plus précieux, dans des boîtes d’environ un mètre de hauteur et de longueur, sur deux pieds de large, de façon que les genoux se trouvent ramenés à peu près à la hauteur de la tête, et que le cadavre est dans la position affectionnée par les Indiens lorsqu’ils s’assoient en cercle autour du feu. Le cercueil est ensuite hissé assez haut dans un arbre où on l’attache solidement. Tout autour on pend les armes et les instruments favoris du mort.

Je me rappelle avoir admiré une fois les reliques d’un chef de tribu. Elles se composaient d’un canot de grande dimension suspendu à un arbre, à une trentaine de pieds de hauteur, par des cordes faites d’écorce tressée. Aux flancs du canot étaient attachés divers articles parmi lesquels plusieurs pagayes, le squelette d’un chien favori, des couvertures qui avaient dû être rouges, mais qui, au vent et à la pluie, avaient fini par devenir noires, le canon rouillé d’un vieux fusil à pierre, un arc, un épieu, deux peaux d’ours, un pantalon en haillons, et, brochant sur le tout, un vieux chapeau de castor avec… une crinoline. Ce dernier objet avait sans doute été mis là par quelque tendre fille du défunt, dans l’espoir que, lorsque l’esprit de son père serait appelé au bienheureux pays de chasse qui constitue le paradis des Peaux-rouges, il pourrait emporter cet article de toilette pour l’offrir à la femme qu’il prendrait dans sa nouvelle sphère. Quant au castor (article peu commun dans cette partie du monde), il faut croire qu’il avait été mis là pour contre-balancer, toujours en vue du pèlerinage céleste, la pauvreté de la garde-robe du défunt.

Au point du jour, Pat et moi allâmes à la chasse aux canards sauvages, et, étant tombés au milieu d’un vol de sarcelles, nous pûmes en rapporter une demi-douzaine à la maison. Quel déjeuner ! quelle profusion ! Huîtres, saumon, truites, venaison, canards sauvages, gelinottes, formaient notre menu ; et pour faire couler tout cela, du bon café à discrétion. Nous avions aussi du lait et du beurre, car Joe avait une paire de vaches dans son enclos.

Après déjeuner, nous retournâmes à la chasse, et ayant aperçu dans une petite baie des canards en telle quantité que la mer en était noire sur un espace d’un demi-mille, nous revînmes en toute hâte à la maison chercher un petit canon à pivot et à large gueule que nous y avions vu. Nous voulions tout simplement voir combien il nous serait possible de tuer