Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/346

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toutes ses forces. On entendit un craquement, les planches s'écartèrent et s'abattirent.

« Très-bien ! ôtez-moi ces planches de là. Tu vas voir ce que tu n'as jamais vu, Anne : un orgue, mon enfant! un orgue !

— Mais si,mademoiselle, j'en ai vu un à Mareuil, une fois : c'était un homme qui le portait et qui lui faisait jouer de jolis airs en tournant une poignée comme celle d'un moulin à café.

— C'était un orgue de Barbarie, ma pauvre Anne. Voyons, sais-tu ce que c'est que la Barbarie ?

- Je connais les canards de Barbarie, dit Anne en souriant malicieusement : ils ont une petite queue en trompette qui est très-drôle.

Ce n'est pas cela?

— Tu te moques de moi, petite masque. Mon orgue est trop grand pour qu'on se le pende au cou, comme celui que tu as entendu dans les mes de Mareuil ; et la Barbarie est un pays d'Afrique. Connais-tu l'Afrique? »

Anne secoua la tête.

a Tu n'apprends donc pas la géographie ?

— Non, je n'apprends rien du tout. Pélagie ne sait rien, et papa n'a pas le temps de me faire étudier. Je ne sais que les histoires qu'il me raconte le soir, en hiver.

— Tu ne lis jamais?

— Papa dit que ses livres ne sont pas pour les petites filles. Je lis dans le livre de cuisine, quand Pélagie veut faire un nouveau plat, pour lui dire comment elle doit s'y prendre. Avez-vous un lièvre? je vous réciterai toute la recette du civet sans manquer un mot.

— Eh bien, tu es plus forte que moi en cuisine. Mais je te prêterai de beaux livres; nous allons les déballer tout à l'heure, quand nous aurons roulé l'orgue dans le salon. Allons, tirons-le de sa boîte. »

Jean et le père Brethomé eurent bientôt installé l'orgue à une bonne place au jour. Anne les suivait pas à pas.

Au tour du piano, maintenant ! » dit Mlle Léonide. Et, après un nouveau travail, le piano vint rejoindre l'orgue. Mlle Léonide l'ouvrit pour voir s'il était resté d'accord.

« Oh ! que j'aime cet air ! s'écria l'enfant. Maman le jouait, je le reconnais bien. Jouez-le encore, je vous en prie ! »

Et elle essayait de le chanter, et ses yeux devenaient humides.

« Tu as une jolie voix, ma petite; je t'apprendrai la musique. Pour le moment, embrasse-moi et viens m'aider : nous avons beaucoup d'ouvrage à faire, vois-tu. »

Mlle Léonide emmena l'enfant pour l'empêcher de s'attendrir, fidèle à son principe « que la vie était faite peur autre chose que pour pleurer ». Anne s'égaya en portant de la caisse dans le salon une foule d'objets curieux qui lui semblaient venir du pays des fées. Elle s'émerveillait, questionnait et babillait comme un oiseaux joyeux. Mlle Léonide souriait et se sentait heureuse comme elle ne l'avait pas été depuis bien longtemps. Elle s'était dit d'abord: « Si j'avais eu le bonheur d'être une mère de famille, comme j'aurais aimé une petite fille pareille à celle-ci! » Il y avait un regret dans cette pensée : il n'y en eut plus dans la suivante : « Pourquoi ne l'aimerais-je pas? je n'ai pas besoin d'être sa mère pour cela ! »

Anne resta tout à coup pétrifiée d'admiration. Elle venait de sortir d'un coin de la caisse une petite bercelonnette en bois sculpté peinte en rouge et blanc, où reposait un poupon à figure rebondie, entortillé des pieds aux épaules dans une longue bandelette brodée qui lui serrait les bras le long du corps. A côté du berceau, une poupée aux longs cheveux tressés de rubans rouges, vêtue d'une chemise blanche à larges manches, d'un corset noir au plastron tout couvert de paillettes d'argent, d'un jupon rouge, et d'un tablier bleu brodé d'argent et d'or et relevé dans la ceinture, représentait la nourrice ou la mère de l'enfant.

« Cela, c'est pour toi, lui dit Ille Léonide. C'est une poupée italienne : j'ai vu des villages où toutes les femmes sont habillées comme cela, et les petits enfants comme celui-ci.

- Comme c'est beau de voyager! dit la petite, pensive.

- On peut toujours voyager dans les livres : je t'en donnerai de beaux, avec des images ; tu y verras le pays de la poupée.

— Comme vous êtes bonne ! Vrai ! vous avez pensé à moi de si loin ?

— Sans doute ! Et toi, tu ne pensais donc jamais à ta vieille amie?

— Si, quelquefois, fit Anne confuse ; mais je n'ai rien fait pour vous.

- Parce que tu étais petite. A présent tu m'aides