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LES BRAVES GENS


CHAPITRE V

Baptême du petit Jean. — L’oncle Jean se distingue, en tant que parrain, par sa magnificence.


Ne me parlez pas de ces parrains de pacotille, qui sont parrains à leur corps défendant, et, parce qu’ils n’ont pas osé refuser, qui achètent des gants et des dragées de baptême comme ils achèteraient un verre de lampe ou une demi-douzaine de faux-cols ; qui se disent le matin du grand jour : « Quelle corvée ! » et se consolent en songeant qu’à telle heure tout sera fini. Parlez-moi au contraire de l’oncle Jean, qui n’eut pas autre chose en tête deux mois au moins avant le grand jour.

C’est qu’aussi il songeait à la fois à régler l’ensemble et à soigner les détails. Sur un mot de Mme Aubry, qui trouvait son gilet de satin un peu triste et un peu étriqué, il se fit faire un ample gilet de piqué blanc, avec recommandation expresse de ne pas ménager l’étoffe, vu que ce n’était pas le moment de faire des économies. Le souvenir du jouvenceau timide, transformé en homme du monde par la seule addition d’un faux-col, lui avait donné l’idée d’ajouter cet ornement à sa toilette de parrain. Il le commanda en même temps que le gilet ; le faux-col, sur ses indications expresses, atteignit tout le développement d’une plante tropicale à grandes feuilles.

Enfin, le grand jour est arrivé ; c’est un dimanche, à la demande instante du parrain. L’oncle Jean se rend à pied de son domicile à la rue du Heaume. Le gilet blanc frappe de stupeur les petits garçons qui flânent au soleil ; en revanche, le faux-col monumental les met en gaieté. Les plus avisés devinent qu’il se prépare quelque chose. Le bruit, venu on ne sait d’où, se répand de tous côtés que l’on va baptiser quelqu’un, et qu’il y aura quelque chose à gagner à ce baptême ; les gamins, par groupes, se donnent rendez-vous à la porte de l’église. Quantité de mendiants et de vieilles femmes se joignent à eux.

Quand Marguerite, marraine par procuration, prend place dans une des voitures, à côté de l’oncle Jean, elle est tout étonnée de l’espace qu’il occupe sur la banquette. Son pardessus à l’endroit des poches, semble rembourré de quelque chose de dur et de rocailleux. Clic ! clac ! le cocher fouette les chevaux, on part au grand trot ; la voiture s’arrête au milieu d’un cercle de curieux narquois qui accueillent le grand faux-col avec un murmure d’admiration dérisoire. Absorbé par l’importance de son rôle, le parrain ne voit rien, n’entend rien de tout ce qui n’est pas prévu par son programme. Marguerite descend à son tour, rouge et souriante ; les curieux disent, assez haut pour être entendus, qu’elle est jolie et qu’elle a l’air bonne fille.

L’oncle Jean renonce pour son petit neveu, qui devient du coup son filleul, à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Il récite les prières sans broncher et en accentuant chaque mot ; il déclare avec un air de satisfaction orgueilleuse qu’il donne au nouveau chrétien le nom de Jean. Le nouveau chrétien accepte le nom de Jean sans protester, mais il fait la grimace quand on lui met du sel sur la langue. Le