Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/40

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parrain comble de ses dons, en suivant une progression décroissante savamment calculée, le suisse, le sacristain, le bedeau, les enfants de chœur et la loueuse de chaises.

À peine est-on sorti de l’église, que Marguerite s’explique l’étrange dureté des poches de l’oncle Jean. Au lieu de monter immédiatement en voiture, il plonge sa main droite dans la poche de son pardessus, et en tire une poignée de sous qu’il élève au-dessus de sa tête. La foule crie : Bravo ! — Attention ! répond le capitaine ; et la poignée de sous vole et s’éparpille. Quant aux gamins, ils se poussent, se battent, se culbutent ; et le parrain rit de tout son cœur. Il plonge sa main dans une autre poche et en extrait une poignée de dragées de qualité inférieure. Nouvelle bousculade ; de tous côtés on crie. Par ici ! par ici ! Le parrain rayonne. Mme Aubry lui a persuadé que c’est bon signe pour l’enfant quand on se bouscule fort à son baptême. Les salves de sous et de dragées se succèdent sans interruption jusqu’à épuisement complet des projectiles. Pour varier ses plaisirs, le parrain fait des feintes ; il vise à droite, et la foule se rue à droite ; brusquement il ramène la main vers la gauche et canarde un petit garçon qui ne s’y attend pas. Le petit bonhomme pleure parce qu’il a reçu un bonbon dans l’œil, et rit parce que tout est venu de son côté, et qu’il a fait une rafle de dragées.

Charles Jacquin est attiré par les cris des gamins ; il rit à la vue des yeux qu’on poche et des nez qu’on aplatit. Il se dit en lui-même qu’il serait bien amusant de lancer au milieu de cette foule un chien avec une casserole à la queue. Quand le capitaine a constaté qu’il n’a plus un sou ni une dragée, il monte à côté de Marguerite, qui a eu peur des cris en commençant, et qui a fini par s’amuser de la joie de son oncle. Quant à lui, il a la figure heureuse d’un homme qui vient d’accomplir un devoir important.

Tout, en somme, s’est passé dans un ordre parfait. Le bébé seul n’a pas eu une tenue irréprochable. Outre qu’il a fait la grimace quand on lui a mis du sel dans la bouche, il a grommelé quand on lui a versé de l’eau sur la tête, il s’est fâché tout rouge quand la voiture s’est mise en mouvement, et il a crié quand elle s’est arrêtée. De l’ensemble de ces faits, une matrone de l’assistance tire cette prédiction, que M. Jean sera têtu et volontaire. En attendant que l’avenir démente ou confirme ce présage, pour assurer la tranquillité du présent on prend le parti de l’endormir.

Mais il ne faut pas croire que la fête soit finie pour cela. Un refrain d’opéra-comique affirme qu’un baptême « est une fête pour les parents, pour les amis ». Il doit y avoir ce soir grand dîner rue du Heaume (voilà pour les parents) et ensuite soirée dansante (voilà pour les amis).

Le dîner met en présence le clan des Defert et celui des Salmon. On peut être sûr d’avance qu’il y aura quelque escarmouche. Comme toujours, le commencement du dîner est silencieux. Au rôti, un Salmon émet cette opinion que le nez du bébé est un joli petit amour de nez. Son voisin, qui est un Defert à lunettes bleues, le regarde de travers, et semble voir dans cet éloge inoffensif comme un empiétement sur les droits des Defert, et une tentative hardie pour confisquer le nouveau-né au profit des Salmon. Ce Defert à lunettes bleues déclare que l’enfant est un vrai Defert, qu’il a déjà le nez de la famille. (Le nez de la famille est célèbre dans tout l’arrondissement ; c’est un monument plus majestueux que régulier, et plus développé qu’élégant ; mais le proverbe ne dit-il pas : Jamais grand nez n’a gâté beau visage.) Le Salmon, piqué au vif, soutient qu’un petit enfant a si peu de nez, que ce n’est pas la peine d’en parler.

Voyez un peu à quels écarts peut entraîner la passion et l’esprit de parti ! Une dame sèche, avec un nez proéminent (une Defert par conséquent), prend la parole ; elle n’a pas vu l’enfant, quoiqu’elle l’ait embrassé et que le contact de son nez glacé lui ait fait jeter les hauts cris, attendu qu’elle est horriblement myope, et que par coquetterie elle refuse d’en convenir et de porter lunettes. Cette dame n’en déclare pas moins avec chaleur que le cher petit est tout le portrait de son père, et qu’il faut être aveugle pour ne pas le voir. De Salmon en Defert, et de Defert en Salmon, la discussion fait le tour de la table, et aboutit au même point que toutes les discussions : chacun se sent confirmé dans son opinion, et pense secrètement qu’il faut être de mauvaise foi pour n’être pas du même avis. On se boude un peu. L’oncle Jean fait de la conciliation, et Mme Defert sourit à ses efforts. Il déclare que des deux côtés l’enfant a le droit d’être fier, et que pour sa part, en qualité de parrain, il est fier pour son filleul de le voir entouré de parents si… si solvables, souffle un Defert — mais l’oncle Jean ne se laisse pas détourner de sa voie et dit : si honorables.

On passe au salon. Les whisteurs se reconnaissent et se concertent, ils se donnent le mot d’ordre et disparaissent pour la célébration de leurs silencieux mystères. Les jeunes gens font la roue dans le milieu du salon, en attendant que l’on danse. L’orchestre donne le signal : l’oncle Jean, qui ne joue ni ne danse, est pourchassé de place en place par les couples de valseurs ; son gilet blanc semble un malheureux proscrit à qui l’on a interdit la terre et l’eau, ou Oreste poursuivi par les Furies. Il en est déjà à son quinzième déménagement et ne sait plus à quel saint se vouer ; peu à peu il a été poussé derrière le piano où il est fort mal, et hors de la portée de tout secours humain. Croiriez-vous qu’il a l’aplomb de ne pas se fâcher, et le courage de sourire à ses bourreaux ! Mme Defert l’avise, voit sa détresse et vole à son secours.

Comme chacun s’empressait de lui faire place, elle put arriver vite et sans encombre jusqu’à l’endroit où l’oncle Jean avait fait naufrage. Elle lui demanda son bras, ce qui fit au brave homme une