Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le panier. Il y restait encore de la place pour un pot de verre recouvert d'un rond de papier blanc soigneusement collé, où on lisait en grosse écriture : Gelée de gro- seille, 1860, et pour trois pommes de reinette, orgueil de Pélagie, qui avait su les conserver de la Toussaint à Pâques. Elle remplit les vides avec des papillottes en chocolat et un jeu de quilles en sucre rose, restes des bonbons du jour de l'an. Anne arrangea tout cela avec le même soin que si c'eût été un cent d'œufs ou un enfant nouveau-né, assujettit le couvercle du panier et alla le déposer dans la cabane du jardin. Puis elle attendit Pélagie pour ne pas laisser la maison seule, et quand elle l'eut vue revenir de la tournée aux pro- visions, elle s'échappa en courant, et Ajax avec elle.

Elle n'allait pas loin ; pourtant elle fit mystérieusement un détour par les prés, changeant souvent de bras son panier, qu'elle était allée reprendre et qui était un peu lourd pour elle. Enfin elle arriva à un échalier qu'elle passa avec précaution, et s'approcha doucement d'une tourelle isolée, grange par en bas et pigeonnier par en haut.

C'était là que M. Arnaudeau serrait les récoltes destinées à ne pas séjourner longtemps en grange et à être vendues ou transportées ailleurs. Pour le moment le rez-de-chaussée était vide ; aussi avait-on laissé la clef à la porte, fermée en dehors sur le prisonnier.

Anne posa son panier, fit tourner la grosse clef dans la serrure, poussa la porte et entra. Emmanuel dormait, et comme il faisait sombre dans la grange, elle crut d'abord qu'il n'y était pas et qu'on lui avait fait grâce. « Ce pauvre Emmanuel, se dit-elle, tant mieux !

Pourtant je lui apportais de bonnes petites choses. » À ce moment, Ajax, qui flairait çà et là, arrivé à un lit de foin étendu dans un coin, passa sa langue sur la figure du dormeur qui se réveilla en sursaut et firun bond d'un air effaré. Anne éclata de rire.

« C'est Ajax! dit-elle en battant des mains. Je suis sùre que vous l'avez pris pour un tigre. N'est-ce pas que vous avez eu grand'peur?

— Non, pas peur, puisque je dormais. Et puis je ne suis pas poltron, vous savez bien, Anne. Je ne vous attendais pas, et j'ai étéétonné, voilà tout. Pourquoi venez-vous si matin par ici?

— Si matin ! il est bientôt huit heures. Il ne fait pas clair ici ; c'est une vraie prison où l'on vous a mis, mon pauvre Emmanuel.

Et quand je pense que c'est moi qui en suis cause ! Je n'en ai pas dormi de la nuit.

— Moi, j'ai très-bien dormi. Les hommes doivent savoir dormir partout. Quand je serai soldat, je coucherai par terre, sur le champ de bataille, après la victoire. on n'a pas de lits de plume au bivouac.

Je voudrais déjà avoir vingt ans ; j'aimerais mieux apprendre l'exercice que le latin. Vous voyez bien qu'il ne faut pas vous faire de chagrin pour moi. C'est égal, vous êtes bien gentille d'être venue me voir.

— Je pensais que c'était bien triste pour vous, un mardi de Pâques, de n'avoir que du pain sec à manger, et je vous ai apporté. vous allez voir. Justement vous n'avez pas déjeuné, puisque vous n'étiez pas réveillé ; et voilà sur ce bahut un pain et une cruche d'eau. Ah ! le pain est encore chaud !


— On l'aura apporté pendant que je dormais. C'est très-bon du pain chaud. En voulez-vous, Anne?

— C'est cela! nous allons déjeuner ensemble. Je suis une dame, vous m'avez invitée, et nous allons mettre le couvert. Là, sur le bahut : votre escabeau d'un côté, un autre pour moi vis-à-vis. Ma serviette va faire la nappe : voici les plats. Voyez comme c'est joli ! Une assiette de papier pour vous, une pour moi : vous avez un verre, moi je boirai dans le pot à crème, quand il sera vide. Nous y voilà. Monsieur, vous servirai-je une tranche de pâté ?

— Volontiers, madame. Veuillez accepter le croûton du pain.

— Mille remerciments, monsieur. Votre pain est très-croustillant, je l'aime beaucoup comme cela.

— Madame, vous avez une excellente cuisinière, et je lui enverrai tous les lièvres de ma chasse, pour que vous ne manquiez jamais de pâtés. Moi, j'en aurai toujours assez — sur mes livres latins.

— Oh ! quelles drôles d'idées vous avez, Emmanuel ! s'écria la petite en riant. Vous ne parliez pas comme cela l'autre jour à la maison.

Je crois que quand vous êtes en toilette, vous avez la bouche cousue.

N'est-ce pas ?

— Est-ce que je peux dire un mot devant ma mère?