Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/395

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« Lourdaud ! paysan ! » Voilà comme elle me traite. Et cette pimbêche de Sylvanie qui répète en pinçant la bouche : « Lourdaud ! paysan ! » Quand je m’attends à être rabroué, je ne dis que des sottises : voilà !

— Monsieur, vous ne mangez plus. Voici du poulet froid, très tendre ; je tâcherai de vous apporter autre chose ce soir, ainsi ne faites pas d’économies.

— Oh ! ne vous mettez pas en peine de moi, Anne ; je ne suis pas gourmand, quoique j’aie bon appétit. Heureusement que Martuche m’a apporté un pain tout entier : je voudrais être sûr que le petit violoneux en a autant. Qu’est-il devenu, ce pauvre petit diable ?

— Il n’avait rien de cassé ; on l’a bassiné avec de l’arnica, et on lui a fait boire un bon verre de vin chaud, et puis il a recommencé à jouer du violon. Il est très-courageux, cet enfant-là, Emmanuel. Savez-vous qu’il a appris à jouer du violon tout seul ?

— Oh ! tout seul, ça n’est pas possible. Il y a des élèves au lycée qui apprennent le violon avec un maître, et ils ne sont pas seulement capables de jouer la retraite, ou le roi Dagobert.

— Je vous dis qu’il a appris tout seul, parce que son père était malade, et que sa mère ne faisait que se mettre en colère parce qu’il ne gagnait plus d’argent. C’est la petite Véronique qui m’a raconté cela, cette petite qui a pris son violon pour empêcher les méchants gars de le casser. Elle l’a entendu chercher ses airs, et il n’avait personne pour lui montrer. Aussi, il est heureux à présent. Sa mère ne l’aimait pas, elle le battait, elle disait qu’il n’était bon à rien ; maintenant elle lui fait toutes sortes d’amitiés, et elle se vante de lui à tout le monde.

— Et lui ? est-ce que cela lui fait plaisir ? demanda Emmanuel en haussant les épaules. C’est par orgueil qu’elle l’aime, sa mère ; ce n’est pas là ce que j’appelle aimer les gens. C’est comme si je devenais un de ces jours un joli gandin tout pommadé, avec des airs de demoiselle et une raie au milieu de la tête : on ne demanderait pas mieux que de m’emmener en voyage, alors. Mais moi !.

— Eh bien, Ambroise n’est pas comme vous, reprit la petite qui avait compris ; il est content que sa mère l’aime, et je crois qu’il a raison et qu’il est plus heureux comme cela.

— Oh ! vous, Anne, vous aimez tout le monde. Je parie que vous n’êtes pas capable de détester les méchants !

— Si, pendant qu’ils sont méchants ; ainsi, quand vous m’avez cassé mes poupées, quand vous m’avez coupé la queue de mon chat, quand vous m’avez plumé ma poule blanche, quand vous m’avez écrasé mon réséda, eh bien, je ne vous aimais pas du tout ; et je vous aime à présent, parce que vous avez défendu le pauvre Ambroise.

Est-ce que je n’ai pas raison ? »