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— Cet homme-là croit sincèrement à toutes les choses saintes qu’il est de bon ton de bafouer et de persifler aujourd’hui. Enfin, pour ne pas le nommer, il s’appelle Jean Salmon. Oh ! ne secouez pas la tête : mon vœu le plus sincère est que mon garçon vous ressemble un jour. »

L’oncle Jean voulut protester, mais il était si ému qu’il prononçait des mots sans suite.

« Mon oncle, reprit Mme Defert, si j’avais été un homme, j’aurais voulu être comme vous. Ne dites pas non, parce que c’est la vérité. Vous êtes le parrain de mon cher enfant, plaise à Dieu que vous soyez son modèle ! »

Et avant que l’oncle Jean pût se douter de ce qui allait arriver, Mme Defert lui prit la main, et se penchant vivement, la porta à ses lèvres.

« Chut ! lui dit-elle, tout cela est entre nous.

— Tu veux donc me donner de l’orgueil ? Au moins, dis-moi de me faire mettre en pièces pour toi ? N’importe ! tu es une fière petite femme, et c’est à toi que ton fils doit ressembler pour devenir ce que tu veux qu’il soit. Quant à moi, tout ce que je pourrai faire, ce sera de lui apprendre à monter à cheval et à faire des armes, si je ne suis pas trop cassé. J’aimerais aussi, ajouta-t-il d’un ton rêveur, à lui apprendre l’exercice de la lance qui est un joli exercice. Voilà un monsieur qui te cherche ; moi, je me sauve ; j’ai besoin de prendre l’air après ce que tu viens de me dire. Le sang me monte à la tête, et il me semble que si je restais, je me mettrais à danser comme ces gens qui se trémoussent là-bas. Au revoir, ma bonne fille. »

Pendant plusieurs heures, l’oncle Jean se promena dans les prés de la Louette pour se rafraîchir. Lorsqu’il fut bien calmé, il rentra chez lui, se mit au lit, et s’endormit en calculant sur ses doigts quel âge il aurait quand son filleul serait en état de tenir un fleuret. Et il rêva qu’il l’initiait aux mystères et aux beautés de l’exercice de la lance.

CHAPITRE VI

Mme Defert, qui n’a encore élevé que des filles, se demande avec inquiétude si elle saura élever un garçon.


Mme Defert, tout en allaitant son « amour de petit garçon », se demandait avec inquiétude comment elle s’y prendrait pour en faire un homme.

Jusqu’ici, elle avait réussi à faire de ses filles, non pas des enfants modèles (il n’y a rien d’insupportable comme les enfants modèles), mais de bonnes petites filles, douces, obéissantes, aimantes et respectueuses. Ce qu’il y a de plus étonnant (pour certaines gens du moins), c’est qu’elle avait fait tout cela sans avoir lu Rousseau, et sans s’être imposé un programme. Elle avait suivi jour par jour le développement de ces deux caractères, sans rien hâter, sans rien changer brusquement, luttant contre les difficultés de détail, à mesure qu’elles se présentaient, sans jamais remettre la lutte au lendemain, et tout étonnée de n’avoir pas plus d’efforts à faire. Depuis la naissance de sa première fille, elle n’allait plus que fort peu dans le monde, où elle était cependant fort recherchée. Le monde l’avait un peu raillée d’abord de ce qu’il appelait sa manie de retraite, et l’on avait trouvé, dans les salons élégants, qu’elle était un peu « pot-au-feu ».

Comme on vit qu’elle ne devenait ni dogmatique ni pédante, qu’elle n’avait pas de système d’éducation à développer pour écraser les gens de sa supériorité, qu’elle ne donnait des conseils qu’à ceux qui lui en demandaient (et encore avec quelle discrétion !) ; comme elle ne se targuait pas de son renoncement au monde pour faire la bonne mère, comme elle ne critiquait jamais personne, et qu’elle ne permit jamais à ses enfants de tomber dans la moquerie, on lui pardonna de faire mieux que les autres ; on ne fut pas blessé de son dévouement pour ses enfants. Dans un certain monde, on la trouva à la fois un peu arriérée et un peu originale, mais on continua à l’aimer quand même.

M. Defert, qui était très-fier de sa femme (et il avait bien raison) et qui tenait à s’en faire honneur dans le monde (qui oserait l’en blâmer ?), fit bien d’abord quelques observations. Ses observations furent écoutées avec déférence, ce qui le disposa bien tout de suite. En vérité, on aurait cru que cette petite Mme Defert avait fait son cours complet de rhétorique, pour savoir si bien prendre son monde. Elle développa ses raisons avec tant de raison et d’enjouement que M. Defert, pris pour arbitre, déclara qu’elle avait raison comme toujours. Il céda, et en cela il fit preuve de bon sens.

L’éducation des fillettes marchait donc sans trop de difficultés : mais sur bien des points on trouvait à critiquer en elles.

Par exemple, Marguerite, qui avait douze ans, n’aurait pas su entrer seule dans un salon sans