Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/41

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une foule d’envieux. Quand ils furent seuls dans le petit salon, et qu’elle l’eut confortablement installé dans un grand fauteuil : « Regardez bien tout ce monde », dit-elle en lui posant la main sur le bras.

Par la porte ouverte le capitaine regarde de tous ses yeux. « Jolie soirée ! dit-il enfin, tout ce qu’il y a de mieux à Châtillon est ici. »

En effet, il y avait là le sous-préfet, avec sa brochette de décorations, et Mme la sous-préfète avec une toilette « idéale ». (Quant à la maman de la sous-préfète, elle avait prétexté une migraine pour n’aller point dans un monde où l’on pouvait être coudoyé par « l’individu en gilet blanc », et la belle Hermance, sa seconde fille, lui tenait compagnie).

Il y avait des Salmon et des Defert à n’en plus finir ; il y avait la belle barbe du receveur particulier, et les favoris judiciaires du président et du substitut ; il y avait un député influent, de jolies dames et de jolies demoiselles, des messieurs élégants qui parlaient aux dames avec une aisance de bon ton, et des jouvenceaux timides qui rougissaient en invitant les demoiselles.

« Jolie soirée ! » reprit le capitaine après une nouvelle contemplation. Mme  Defert souriait, elle s’amusait de l’erreur de l’oncle Jean qui croyait devoir flatter son amour-propre de maîtresse de maison.

« Vous avez bien vu tous les hommes qui sont ici ?

— Oui, ma bonne fille.

— Savez-vous auquel d’entre eux je souhaite que mon enfant ressemble un jour ? »

L’oncle Jean se gratta l’oreille (geste inélégant, mais avec des gants blancs, plus déplorable encore).

« Dieu merci ! il y a du choix », dit-il enfin, en allongeant la tête, pour être bien sûr qu’il n’avait oublié personne. À mesure qu’il citait un nom, Mme Defert secouait la tête en riant, et l’exhortait à chercher mieux.

« Es-tu bien sûre, mon enfant, que l’homme dont tu parles est ici ?

— Il y est.

— Alors, aide-moi, ou je jette ma langue aux chiens.

— L’homme dont je parle est brave…

— Tous les hommes sont braves ; si c’est comme cela que tu prétends me guider !

— Vous savez aussi bien que moi, mon oncle, que tous les hommes ne sont pas braves. Celui dont je parle est si généreux, qu’il s’oublie toujours lui-même pour ne songer qu’aux autres. Il n’est pas riche, et il fait plus de bien que les riches.

— Ma chère, si Loret ou Aubry étaient ici, je croirais que tu me parles d’eux.

— Ces messieurs n’étant pas ici, il vous en faut chercher un autre. Mon héros est si chevaleresque qu’il risquerait sa vie pour défendre une femme ou un enfant. Y êtes-vous ?

— J’en suis à cent lieues.