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tout de suite qu’un garçon élevé par une mère intelligente et bonne respecte cette mère-là, pourvu qu’il ait dans le cœur un peu de générosité, bien plus qu’il ne respecterait un homme. »

Ici, Jean, qui suivait la discussion avec un intérêt évident, car ses beaux yeux limpides ne se détournaient pas du donneur de conseils, manifesta une certaine inquiétude. Cela commença par une grimace, continua par quelques cris isolés, et se termina par une mélopée aiguë.

« Ah ! dit le vieux juge en se frottant les mains, je vous ai fait une petite théorie de l’éducation ; à vous de me donner une leçon de pratique. Étant donné un enfant qui crie, quel est le moyen de le faire taire ?

— D’abord, répondit Mme  Defert, il faut chercher la cause du mal, car il souffre, et ce ne sont pas là des cris de colère. Pour une fois que je ne l’ai pas emmailloté moi-même, j’ai peur qu’il ne soit trop serré, ou qu’il soit emmailloté trop court. »

En deux tours demain, l’enfant fut démailloté, et ensuite examiné de la tête aux pieds. Une épingle laissée dans le lange offensait son petit mollet rose.

« Ensuite, dit Mme  Defert, continuant sa démonstration, prendre la cause du mal entre l’index et le pouce, et la faire disparaître. » — L’épingle avait subitement disparu. — « Ensuite, remettre les choses en l’état. » — Et comme par enchantement, le poupon était roulé dans ses langes, et avait repris son apparence de jeune chrysalide.

Comme il sanglotait encore, la mère usa du grand argument. Avec une dextérité merveilleuse, elle escamota le poupon et le fit disparaître sous une pèlerine longue qu’elle portait en qualité de nourrice, et l’on distingua le petit grondement joyeux que font entendre les bébés quand ils sont en train de faire un bon repas.

« Parfait ! dit le juge émerveillé. Je vais faire comme Mentor qui profite de tous les incidents pour faire la leçon à Télémaque. Pour une fois que vous avez confié votre enfant à des mains étrangères, il a failli périr, blessé au talon comme Achille. Ne vous séparez jamais de lui, jusqu’au moment où cela sera absolument nécessaire. »

Le poupon rassasié reparut à la lumière du jour, une goutte de lait à chaque coin de la bouche, et une goutte au bout du nez pour faire la symétrie.

L’oncle Jean vint faire sa visite quotidienne pour savoir si son lancier avait grandi depuis la veille, et s’il serait bientôt en état de monter à cheval et de manier la lance.

Quand Mme  Defert lui fit part de ses doutes et de ses inquiétudes, il pouffa de rire ; quand elle lui fit connaître l’opinion du juge, il déclara que ce juge-là avait du bon sens. Enfin, quand il en vint à parler en son propre nom, voici mot pour mot ce qu’il dit :

« Toi ! ma bonne fille, toi ! tu serais capable, si tu voulais seulement t’en donner la peine, d’élever des crocodiles, et d’en faire des notaires et des avocats. »

A suivre

J. Girardin


DANS L'EXTRÊME FAR WEST

AVENTURES D'UN ÉMIGRANT DANS LA COLOMBIE ANGLAISE.

CHAPITRE III

L’ARRIVÉE

Le nombre beaucoup moins grand des passagers nous permettant d’avoir un peu plus nos aises à bord, notre voyage fut infiniment plus agréable de San-Francisco à Vancouver qu’il ne l’avait été de Panama à San-Francisco.

Toutefois, lorsque nous approchâmes enfin du but de cette longue traversée, un changement profond se manifesta parmi les «jeunes». Ce voyage, à vrai dire, n’avait été pour nous, jusque-là, qu’un voyage d’agrément; mais le moment arrivait de songer que nous allions être aux prises avec de dures réalités, et que notre vie d’aventures ne faisait que de commencer.

En peu de jours, l’air d’insouciante gaieté qui, pour ainsi dire, ne nous avait pas quittés depuis notre départ, fit place à un sentiment d’impatience, à une sorte d’agacement nerveux qui, sans bannir l’espérance, trahissait nos inquiétudes. L’adolescent (la plupart d’entre nous n’étaient encore que cela) se sentit presque soudainement transformé, changé en homme. Les liens de l’amitié, qui n’avaient été qu’ébauchés, se resserrèrent plus étroitement; on forma des plans d’association; on se mit, d’un œil plein parfois de regrets et de repentirs, à compter son argent et à tirer plus fréquemment de sa cachette le portrait chéri d’une mère ou d’une fiancée.