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Comme contraste à nos manières et à notre conduite, on ne saurait rien concevoir de plus complet que la conduite et les manières des vieux routiers qui se trouvaient parmi nous. D’abord, en thèse générale, rien n’égale le stoïcisme et le sang-froid de celui qui, depuis longtemps, a fait de la recherche de l’or sa profession. Des alternatives successives de bonheur et de malheur, dans lesquelles le malheur n’a que trop souvent prédominé, l’ont rendu plus indifférent que qui que ce soit au monde et aux circonstances qu’il traverse.

Le vieux chercheur d’or est la plupart du temps une espèce de bourru bienfaisant. Son existence solitaire a fini par le rendre réservé et contemplatif. Il n’est pas rare que ses connaissances, grâce à la lecture dont il a pris l’habitude pour charmer les loisirs de son isolement, soient très-supérieures à ce que l’on s’attendrait à trouver chez un mineur. Quelquefois, naturellement, il se produit une réaction, violente comme on peut le croire chez des hommes d’un tempérament pareil, et alors notre ours devient un vrai diable auquel il ne manque que les cornes et le pied fourchu.

C’était d’un air protecteur et en quelque sorte paternel que nous autres jeunes novices étions regardés par ces «honnêtes mineurs», qui aimaient à nous entendre parler du pays et éveiller en eux des souvenirs du jeune âge, depuis longtemps oubliés. En échange, bien qu’ils fussent généralement plus disposés à écouter qu’à parler, ils nous donnaient maint conseil utile, maint avis précieux pour notre conduite future.

Le cinquième jour, nous pénétrâmes dans le détroit de Fuca, qui sépare l’île Vancouver du territoire de Washington, et nous saluâmes la plus éloignée à l’ouest des provinces de cet empire britannique «sur lequel le soleil ne se couche jamais». Quelques heures après, nous jetions l’ancre dans le port d’Esquimalt, l’une des principales stations navales que possède l’Angleterre sur la côte nord du Pacifique. Deux ou trois vaisseaux de guerre se balançaient doucement sur l’eau tranquille de cette rade où se réfléchissaient, comme dans un miroir, les collines couvertes de pins qui l’environnent.

Nous nous crûmes tous arrivés à Victoria, capitale de la colonie, et nous nous attendions par conséquent à voir une ville assez considérable; aussi grand fut notre désappointement en voyant que la soi-disant métropole ne comptait que quelques douzaines de log-huts (cabanes faites de troncs d’arbres superposés) et de hangars couverts de planches. Nous nous regardions les uns les autres avec un air de profonde consternation. Les vieux chercheurs d’or eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher de partager notre inquiétude.

L’amas de cabanes et de hangars que nous prenions pour la ville était dominé par une construction plus ambitieuse, mais faite aussi de troncs d’arbres, en face de laquelle s’élevait un sémaphore au haut duquel flottait un drapeau portant les initiales de la Compagnie de la Baie d’Hudson «H. B. C.» (Hudson’s Bay Company).

Heureusement pour nous, un changement de scène ne se fit pas attendre. Nous vîmes de longues files de camions et de voitures—celles-ci, il est vrai, simples charrettes posées sur les essieux sans le moindre ressort—s’avancer, conduites par des nègres, le long du quai, et nous apprîmes avec ravissement que Victoria était situé à trois milles (4800 mètres) de là, sur le bord d’une autre baie dont les eaux sont trop basses