Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/47

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pour admettre des vaisseaux de haut bord, et que Sambo ou Cuffey se feraient un plaisir de nous y transporter, nous et tout ce qui nous appartenait, pour la modique somme d’un demi-dollar par tête.

Nous partîmes aussitôt, et après avoir suivi pendant une demi-heure environ une route bordée de bois, qui, de distance en distance, nous laissaient apercevoir la mer par quelque échappée, nous vîmes tout d’un coup se dérouler devant nous le panorama du port et de la ville de Victoria. De tous côtés une perspective lointaine s'ouvrait devant nous et nous offrait, baigné dans l'atmosphère limpide d'un soir de printemps, un délicieux spectacle.

La ville, bâtie alors presque entièrement en bois et peinte de diverses couleurs, s'élevait en amphithéâtre sur une légère éminence descendant en pente douce jusqu'au bord de l'eau, de sorte qu'on pouvait parfaitement distinguer toutes les maisons. Dans le voisinage immédiat de la ville, la campagne ressemblait à un parc parsemé çà et là de bouquets de chênes et d'amas de roches noires se détachant vigoureusement sur le vert de l'ensemble.

De nombreuses villas surgissaient de tous côtés au sein de la forêt, pour la plus grande partie vierge encore, qui formait le fond du paysage, ou couronnaient les hauteurs dominant les environs. De hautes collines rocheuses, ombragées de bois de pins et de sapins, derrière lesquels le soleil se couchait en les colorant de ses teintes changeantes, fermaient la vue du côté de la terre. Du côté de la mer, au delà du golfe de Géorgie, les monts Olympe montraient leurs cimes neigeuses encore empourprées par les derniers rayons du soleil, tandis que sur leurs flancs montait rapidement l’ombre épaisse de la nuit. Dans le port, quelques bateaux à voile ou à vapeur étaient paisiblement à l’ancre, immobiles au milieu des rapides canots indiens qui glissaient comme furtivement autour d’eux, sous l’effort léger des pagayes maniées par leurs pittoresques occupants. De temps à autre, quelques notes de la plaintive mélodie que chantent les canotiers indiens, en battant la mesure avec leurs pagayes, arrivaient jusqu’à nous, portées sur l’air calme du soir.

En face de la ville, de notre côté, s’élevait la «rancherie» ou village de la tribu indigène. Ses énormes huttes, dispersées au hasard et formées de blocs de cèdre mal équarris et noircis par le temps, faisaient un contraste curieux avec les demeures aux couleurs gaies que les envahisseurs multipliaient sans cesse. Non loin de là on pouvait voir, près du chemin même que nous avions à suivre, un assez grand nombre de tentes, formant à l’écart un village tout blanc, d’où venait jusqu’à nous le son de voix joyeuses.

Le calme enchanteur du paysage qui se déroulait devant nos yeux invitait à la contemplation et au repos. Nous nous arrêtâmes d’un mouvement instinctif, sans nous consulter, pour attacher nos regards sur cette contrée que nous devions habiter pendant notre séjour dans le nouveau monde. Nous restions là pensifs, osant à peine faire un pas en avant, craignant que le charme ne vînt à se rompre et que tous ces rêves dorés ne s’évanouissent en fumée. Un de nos compagnons, d’une nature moins poétique que la nôtre et dont l’estomac exigeant était en outre excité par l’odeur de cuisine qui s’exhalait des campements du voisinage, nous tira de notre rêverie. Nous nous remîmes en marche, et, après avoir traversé le pont jeté sur le port, nous entrions dans la ville de Victoria.

Arrivé à l’hôtel, où nous fumes conduit par notre voiturier, qui sans doute portait quelque intérêt à la prospérité de cet établissement, je ne fus pas peu surpris de voir l’entreprenant propriétaire m'intro-