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Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/120

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tradition, ce n’est que pour tenter d’autres combinaisons, rarement heureuses. Ces visionnaires sont les plus livresques des hommes. Il est facile de constater, en comparant par exemple Hénoch à la Bible, à quel point ils sont dépourvus d’invention, jusque dans le choix des expressions.

M. Auguste Sabatier n’a pas exagéré en écrivant que « l’apocalypse est à la prophétie ce que la Michna est à la Thora ». Il a dit aussi très finement : « C’est l’idée abstraite qui toujours crée l’image. Celle-ci n’est grotesque qu’au point de vue de l’art plastique. Jugée du point de vue rationnel où elle a été composée, elle est ingénieuse comme une allégorie soutenue. Vous vous croyiez emportés dans le domaine de la poésie féerique ; vous n’êtes que dans celui de l’abstraction historique[1]. » Ajoutons seulement : et des thèmes traditionnels, que l’érudition moderne poursuit jusque dans les documents cunéiformes.

Le style devait être en harmonie avec ces conditions du genre littéraire. On le comparerait volontiers au style révolutionnaire, singulier mélange d’enthousiasme pour les temps nouveaux et de citations pédantes, passionné, convulsif, enivré, dirait Platon, du vin pur de la liberté, et hérissé d’allusions classiques à l’histoire des Grecs et des Romains. Encore le monde nouveau des sans-culottes était-il déjà commencé ; celui des apocalypses devait descendre du ciel. Le voyant veut être sublime, puisque son sujet l’exige, et il n’est souvent qu’emphatique ou érudit. Il y a de tout dans ce style, sauf le naturel et la simplicité. Il n’est tout à fait sincère que lorsque l’homme se découvre sous l’auteur, ému de sentiments vrais : la haine, souvent atroce, envers ses ennemis, une ardente sympathie pour ses compatriotes, ou seulement pour ceux de sa secte, l’anxiété d’une foi qui veut demeurer inébranlable. Parfois même, mais seulement dans l’apocalypse d’Esdras, il atteint à une vraie beauté, lorsque, au lieu de décrire froidement les cercles du ciel, il s’arrête, frémissant, devant le mystère insondable du mal. Les apostrophes enflammées du Coran sont bien l’écho des apocalypses, de leurs menaces irritées et sauvages, l’écho aussi de traditions anciennes, répétées par les chameliers du désert ; mais heureusement pour son art, Mohammed n’avait rien lu.

En parcourant, au ciel et sur la terre, les voies tracées par ces rêveurs, dans une atmosphère de combinaisons factices plutôt que de libre inspiration, on a l’impression d’un gigantesque effort dans le vide, on éprouve la nostalgie du pays du réel, où les choses sont ce qu’elles sont, fussent-elles laides. Et l’on voudrait cingler vers le cap Sunium pour

  1. L’apocalyptique juive et la philosophie de l’histoire, dans la Revue des études juives (t. XL, p. lxx-lxxxvi).