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LE POISSON D’OR

Au secours ! Puisqu’on y est, âllons jusqu’au bout, les vieux !

— Allons jusqu’au bout ! fut-il répondu à l’unanimité.

Et les avirons pressèrent leur mesure. Désormais, notre équipage était converti à l’idée de sa mission. De plus, chaque matelot, pour sa part, se sentait piqué au jeu : il y avait le retour et les railleries des camarades. La lourde chaloupe sailla de l’avant, pour employer le verbe local, et nous fîmes de la route.

Mais le Judas aussi serrait sa partie ; jusqu’alors il avait folâtré sur l’eau, laissant faire le courant et jouant avec nous, qu’il supposait incapables de l’atteindre maintenant que la poursuite devenait plus sérieuse, il chauffait peu à peu, comme on dit sur les bateaux à vapeur, et déployait l’une après l’autre les ressources de son admirable talent. Loin de diminuer, la distance qui nous séparait augmentait plutôt, et pourtant il était bien évident que le Judas ne prodiguait point sa force.

L’œil, une fois habitué à ce clair-obscur étincelant, dont la lumière fausse et trop durement repoussée par le noir des ombres le fatigue d’abord et l’éblouit, devient à la longue maître de lui-même ; il se fait au mouvement tumultueux de ces milles paillettes qui s’agitent dans le sombre et finit par acquérir une perception très nette des objets même lointains. Pour ma part, je voyais distinctement M. Bruant à cinq cents brasses de nous environ ; j’aurai pu dire les différentes allures qu’il prenait et qui étaient au nombre de cinq ou six, pour le moins. Il en avait deux principales : la brasse ordinaire et la planche, desquelles il obtenait une vélocité miraculeuse, sans