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LE POISSON D’OR

Jeanne était venue là pour me remercier. Je ne sais pas ce qu’elle me dit, mais je sais bien qu’en quittant M. Keroulaz, je m’écriai, dans mon enthousiasme imprudent :

– Quand ce Bruant serait le diable, nous aurons raison de lui !

Il était environ dix heures du matin. C’était une journée de juin radieuse, mais brûlante. Il n’y avait pas un nuage au ciel. Au lieu de retourner vers Lorient, je passai le bras de Loc-Malo et je me dirigeai du côté du Gavre. Mon prétexte, vis-à-vis de moi-même, était de visiter la presse à sardines, objet du procès. Je ferai six fois le tour de Paris pour ne point traverser la place de la Concorde en plein soleil, tant je suis poltron contre la chaleur, et pourtant je m’engageai sans sourciller dans ces sables arides où la réverbération de l’eau chauffait l’atmosphère à plus de quarante degrés centigrades. Je me creusais la tête pour trouver des moyens, comme on dit au Palais, et en dépit des rayons qui m’aveuglaient, j’essayais de lire mon dossier. Mesdames, plus de vingt ans se sont écoulés depuis cette journée, qui, selon moi, a décidé de tout mon avenir. J’ai gardé de chacune de mes impressions un souvenir si net et si vif, qu’il ne m’est pas possible de les taire.

Je me vois encore sur cette plage, marchant à grands pas et ne cherchant même plus le but de mon excursion. J’aillais, je me croyais absorbé dans une lecture qui, par le fait, n’occupait que mes yeux. J’étais chrétien, marié déjà et déjà père ; je ne voudrais même pas que l’idée d’un sentiment romanesque vous vînt un seul instant à l’esprit. Et cependant, cela est bien certain, mon trouble était excessif.