Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
BŒUFS ROUX

Après ces paroles, le père Francœur se leva à son tour et alla secouer la cendre de sa pipe contre le poêle.

Dosithée reparût avec le cabaret et les verres, et Phydime, tandis qu’un silence religieux planait à peine troublé par le babillement des petits dans la dépense, versa de fortes rasades pour lui-même et son voisin, et des demi-rasades pour les femmes. Puis il prit son verre et tendit le cabaret à Dosithée pour qu’elle fît « la ronde ».

Lorsque chacun eut son verre en main, Phydime porta le sien à ses lèvres en disant :

— Allons… à la santé !

Les deux hommes vidèrent leur verre d’un trait, mais les trois femmes y allèrent plus doucement. Dosithée elle-même ne dédaigna pas de vider à petites gorgées son demi-verre, mais non sans faire de délicieuses grimaces dont parut s’amuser beaucoup Phydime.

Il s’écria joyeusement :

— Hein ! ma Dosithée, ça colle aux tripes ?

— C’est de la bonne boisson ! admit le père Francœur en faisant claquer sa langue.

— J’crois ben : c’est de la bonne boisson, et ça fait du bien non seulement aux hommes et aux femmes, mais aussi aux filles, hein Dosithée ?

La jeune fille acheva de vider son verre et répondit en souriant :

— C’est vrai, papa, un petit verre comme ça ne peut pas faire de mal et c’est agréable !

— Et ça rend l’esprit joyeux… chanta Phydime.

On se mit à rire aux plus beaux éclats.

La gaieté était revenue.

Aussitôt Dame Ouellet et sa fille, aidées par la bru qui avait quitté son rouet, se mirent à tremper la soupe dont le père Francœur renifla l’arôme avec amour. On disposa sur la table la vaisselle de pierre blanche, puis on posa, dans un grand plat, le gigot de mouton.

Phydime surveillait ces apprêts d’un œil content.

Lorsque, dix minutes après, il vit que tout était servi, il se leva et cria :

— Allons, à table, père Francœur !

Phydime prit sa place accoutumée à une extrémité de la table et demeura debout, mais non face à la table, face au mur où était accrochée une grande croix d’ébène entre deux rameaux bénits. Dame Ouellet prit place à droite de son mari, le père Francœur à gauche avec la bru à son côté. Dosithée se tint près de sa mère. Lorsque chacun fut à sa place, Phydime fit un grand signe de croix et, recueilli, il prononça à voix basse mais distincte, ces paroles :

« Seigneur, bénissez notre pain, le pain que vous nous avez donné, et que grâces vous en soient rendues ! Ainsi-soit-il ! »

Tous répondirent : « Ainsi-soit-il », puis un autre signe de croix termina cette prière dite « Le Bénédicité » dont nos familles paysannes conservent si bien la belle coutume.

L’instant d’après on mangeait gaiement tout en parlant de choses et d’autres. Les deux petits enfants, appelés par leur mère et assis près d’elle, mêlaient à la conversation leurs petites espiègleries.

Là, on sentait le bonheur planer !

Les rires se croisaient, la vaisselle heurtée par les ustensiles rendait un son joyeux, et la soupe fumait gaiement dans les rayons de soleil qui, entrant par une haute fenêtre, emplissaient la table.

De même que les ciels les plus clairs s’obscurcissent à la passée des nuages, de même le bonheur des hommes s’obscurcit par les soucis qui passent ; et ce jour-là un nuage allait passer dans le firmament rayonnant de Phydime et de sa famille.


IV


Ce nuage allait être apporté par le fils de Phydime, Horace, à son retour de Sainte-Hélène, le soir de ce même jour.

Le père Francœur était retourné chez lui, sans essayer de nouveau de convaincre Phydime d’acheter les chevaux du père Michaud.

Horace fut de retour de Sainte-Hélène un peu avant l’heure du souper. Personne ne le questionna, pas même sa jeune femme, sur le résultat de son voyage.

Puis on se mit à table en silence.

Il était passé sept heures et la nuit était venue. La lampe à pétrole posée sur le milieu de la table éclairait nettement les convives, mais la moitié de la spacieuse cuisine demeurait dans l’ombre. Les deux petits enfants étaient couchés, de sorte que