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BŒUFS ROUX

s’inclinait en pentes douces, de sorte que l’on pouvait aisément monter à son sommet et y jouir d’une vue splendide.

Dosithée grimpait souvent durant la belle saison à la cime de ce rocher, ou pour y cueillir les baies juteuses, ou pour s’y délasser en contemplant les paysages enchanteurs qui s’étalaient à perte de vue. Elle suivait, pour s’y rendre, un petit sentier battu sous les arbres du verger. De l’autre côté un champ de pommes de terre qu’elle traversait, puis d’un pied agile elle s’engageait dans une petite montée qui aboutissait à l’extrémité Ouest du roc. De la montée un autre sentier s’élevait graduellement dans la pente du rocher, après avoir traversé un massif de jeunes sapins d’un côté, et un bouquet de noisetiers et d’érables de l’autre. La jeune fille montait lentement la pente tapissée de mousse soyeuse, dans laquelle son petit pied enfonçait comme un duvet. Souvent, avant d’atteindre au sommet, elle s’attardait à faire un joli bouquet de fleurs sauvages d’une odeur discrète. Puis elle continuait son ascension en fredonnant un air gai que le vent emportait. Et ainsi qu’elle était, jolie, gaie et vive, tout de blanc vêtue et seule dans ce décor sauvage d’une verdure très sombre, elle pouvait ressembler à une fée sortie d’une grotte invisible. Enfin, elle atteignait le sommet qui dans la forme d’un rectangle à surface plane, ressemblait à une jolie terrasse décorée de ronds de mousse. Là où il n’y avait pas de mousse, la pierre, blanche, polie et luisante, avait l’apparence d’un marbre. Quelques gros cailloux épars pouvaient servir de sièges. L’endroit était très pittoresque et charmant.

De cette hauteur, la jeune fille avait sous ses regards lumineux tout le domaine de son père, toute la terre qu’elle aimait tant. Elle en apercevait les moindres recoins avec une belle netteté. Mais ses yeux embrassaient bien davantage. En effet, tournée du côté Nord, elle regardait, avec une admiration croissante chaque fois, les hautes montagnes sombres des Laurentides encadrées entre l’azur des cieux et l’émeraude du grand fleuve. Puis sa vue, sautant de paysages en paysages toujours pittoresques, parcourait une énorme étendue de pays, si énorme qu’il lui aurait fallu des mois, peut-être, pour le parcourir en entier.

Les montagnes du Nord exerçaient sur son esprit un prestige particulier. Et par les jours sans brumes et les firmaments clairs, elle pouvait, malgré la distance de six bonnes lieues qui l’en séparaient, voir aux flancs gigantesques de ces montagnes surgir et se dessiner en échelonnements des champs, des fermes, des villages, le tout fortement tacheté de massifs sombres. Par les jours nuageux ou brumeux, ces côtes du Nord apparaissaient à la jeune fille comme de formidables falaises désertiques dressées tout au bord du fleuve, muraille redoutable qui semblait barrer l’entrée de la forêt profonde et mystérieuse qui prolongeait à l’infini ses cimes vertes. Mais ce n’était qu’un effet d’optique. La jeune fille savait bien que là, sur ces bords lointains, vivaient d’autres enfants de la race. Elle connaissait leurs villages par leurs noms, surtout ceux qu’en la saison d’été visitaient les touristes. Là-bas, à l’Ouest, derrière l’Île-aux-Coudres, c’était Les Éboulements. Puis à l’Est de ce village, et presque en face d’elle, se trouvaient Pointe-à-Pic et La Malbaie. En courant toujours vers l’Est et en suivant la hauteur des sommets son regard atteignait l’embouchure du Saguenay et Tadoussac. Combien de fois elle avait souhaité d’avoir des ailes pour s’élancer dans l’espace, franchir le fleuve aux ondes sillonnées de navires, et aller se percher sur les plus lointaines cimes pour de là sonder de son œil avide le Grand Nord. Ou bien, elle se fût mêlée aux compagnies de mouettes et de goélands qui planaient gracieusement dans les airs bleus.

Puis, insensiblement, elle revenait aux rives plus familières de chez elle. Là, un peu à sa gauche, et tout enfoui dans la verdure, entouré de bocages, reposait près de la plage ensoleillée le paisible village de Kamouraska. Plus à l’Ouest Saint-Denis s’avançait doucement pour se baigner dans les ondes. Remontant vers le Sud, elle voyait s’étaler des moissons, des prés, des pâturages que fermaient des rochers ou de petites chaînes de montagnes.

À sa droite, c’était Saint-Alexandre ; plus loin, toujours à l’Est, Notre-Dame-du-Portage, puis Sainte-Hélène au Sud. Ces endroits, elle les connaissait pour les avoir visités souvent : ici vivait un frère, là une sœur.

Enfin, elle ramenait ses yeux à leur point de départ, mais non sans les avoir arrêtés un moment, avec une sorte d’amertu-