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BŒUFS ROUX

me, sur un clocher. À deux milles environ de son point d’observation, la jeune fille voyait se dresser solitaire et abandonnée sur la route de Saint-Germain, l’église de ce nom. Ce temple avait été bâti contre la volonté de Monseigneur l’Archevêque, et nul prêtre n’y avait été attaché. Dosithée connaissait bien toute l’histoire, devenue légende, qui avait été filée à ce sujet.

Après avoir bien repu son regard et son esprit des beautés de son pays, comme à regret la fée quittait sa terrasse et s’engageait dans la pente opposée du rocher.

Dosithée, ce jour-là, s’était contentée d’admirer le superbe panorama de la galerie à laquelle grimpaient des lierres et des liserons qui, avec les fleurs du parterre, les lilas, les frênes et les saules pleureurs, décoraient admirablement la modeste ferme.

Un peu vers l’ouest, et par les échappées du feuillage, la jeune fille pouvait voir son père dans un champ au bord de la route. Phydime achevait de labourer une pièce de blé. Les deux bœufs roux tiraient la charrue d’un pas grave et solennel. Leur maître, aux manchons, les rênes dans le cou, surveillait le sillon d’un œil serein. De temps en temps il jetait dans l’air un couplet de sa chanson…

…Ils gagnent dans une semaine
Plus d’argent qu’ils m’en ont coûté…


On eût dit que les deux bêtes comprenaient ces paroles chantées de leur maître : ils secouaient leurs oreilles sur la rognure de leurs cornes, claquaient de la queue, et, mieux que s’ils eussent été aiguillonnés, ils pressaient le pas, donnaient davantage dans le collier.

Heureux, Phydime souriait largement. Aussi, lançait-il peu après d’une voix retentissante…


S’il me fallait les vendre,
J’aimerais mieux me pendre !…


Les bêtes donnaient un nouveau coup d’épaule. Le soc de la charrue grinçait contre les cailloux, fendait le chaume doré et retournait un beau ruban de terre brune. Bientôt la pièce serait achevée. Phydime y jetterait le blé à grande main. Après avoir de la herse enterré le grain et nivelé le champ, il reprendrait la charrue pour labourer la pièce d’avoine. Mais le meilleur de la semence serait en terre : le blé. De sorte qu’en trois semaines Phydime, avec ses bœufs, aurait labouré et ensemencé vingt-cinq arpents de blé. Certes, il avait dû faire de longues journées pour accomplir cette tâche ; néanmoins il n’avait pas trop souffert de la fatigue. Et les bœufs avaient mieux tiré qu’on n’avait pensé. Ils avaient d’ailleurs, sorti bien gras de l’étable après l’hiver, ils avaient la dent saine et « prime », comme disait Phydime, et, par surcroît, la mangeoire avait toujours été bien garnie. Donc, si les choses n’allaient pas plus mal durant les deux prochaines semaines, Phydime pourrait terminer à peu près ses quarante-cinq arpents de terre. Il ne lui restait plus qu’à labourer dix arpents d’avoine, cinq d’orge et cinq de seigle, et la saison n’était pas encore très avancée. Il arriverait donc à tout faire à temps.

Et Phydime se rengorgeait en songeant qu’il allait, tout seul avec ses bœufs, accomplir une besogne que son jeune fils Horace n’avait pas voulu entreprendre par crainte de ne pouvoir terminer à temps.

Et lui, Horace, avait tenu parole : il était parti avec sa femme, ses deux enfants et deux cents dollars que son père lui avait donnés. Il s’était établi à Rivière-du-Loup. Il avait pu trouver du travail aux ateliers du chemin de fer Intercolonial. Il gagnait $35.00 par mois. Voilà tout ce qu’il avait écrit à ses parents.

Il était donc parti pour n’avoir pas voulu labourer avec les bœufs de son père, simple entêtement de jeune homme, et Phydime qui, de son côté s’entêtait à garder ses bœufs, l’avait laissé partir.

Mais le départ d’Horace et de sa famille avait creusé un grand vide dans la maison, un vide qui, à ceux qui restaient, était apparu immense : car de sept êtres vivants qu’abritait la maison hier, aujourd’hui elle n’en abritait plus que trois. Et cela s’était produit brusquement, comme si la mort eût frappé à l’improviste, et Phydime, sa femme et sa fille s’étaient trouvés comme égarés. Du jour au lendemain la maison était devenue silencieuse et funèbre comme un tombeau : plus de refrains joyeux, d’éclats de rire. Dame Ouellet en était toute triste. Dosithée n’avait pu s’empêcher de perdre un peu de sa sérénité, et son visage était moins souriant. Phy-