Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
32
BŒUFS ROUX

encore qu’il s’est frôlé autour de Saint-Hilaire, de Cacouna, qui a une fille à marier. Comme tu le sais, le père Saint-Hilaire est riche, et il paraît qu’il va donner à sa fille mille piastres en argent, une terre et tout un ménage. Mais il paraîtrait aussi que le père Francœur s’est faufilé trop tard, et que ça n’a pas pris. Donc, si le père Francœur cherche pour Zéphirin un bon parti, il tient pas à avoir Dosithée pour bru.

— Mais il doit savoir que Dosithée ne partira pas d’ici les mains vides.

Cet entretien fut interrompu par l’entrée de la jeune fille. Dosithée avait l’air très gaie, et elle était tout à fait ravissante dans sa robe de toile blanche.

— Papa, maman, s’écria-t-elle joyeusement. nous allons avoir cette année une grosse récolte de cerises !

— C’est ben à souhaiter, ma fille, dit Phydime avec un bon sourire.

— Et les pommiers ? demanda Dame Ouellet. Les as-tu regardés ?

— Oh ! les pommiers ont bien fleuri, mais ils n’ont pas l’air de vouloir rapporter autant que l’an passé.

Le silence se fit.

La nuit était venue presque, et il faisait si sombre dans la maison qu’on ne pouvait distinguer les physionomies.

Mais déjà Dosithée allumait la lampe posée sur la table et qu’on tenait toujours prête.

Dans la lumière pâle qui n’éclairait qu’à demi l’immense cuisine, la jolie silhouette de Dosithée se profila avec une grâce séduisante.

Dame Ouellet, assise près de la table avec un tricot interrompu à sa portée, sourit tendrement à sa fille.

Phydime, à sa place accoutumée près du poêle éteint, contempla un moment la délicieuse silhouette avec admiration et pensa :

— Je serais bien étonné si elle ne plaisait pas au jeune Léandre Langelier…

Très souriante et sans se douter, bien entendu, que ses parents songeaient à fixer son avenir, la jeune fille consulta la pendule et dit :

— Quoi ! il est déjà neuf heures ?

Elle parut surprise.

— Je pense qu’elle a un quart d’heure d’avant, dit Dame Ouellet en regardant la pendule à son tour. As-tu remarqué, Phydime, quand l’angélus a sonné ?

— Non, j’étais allé soigner mes cochons. Mais je pense ben que t’as raison, Phémie, l’horloge est en avant, il me semble qu’à matin elle n’était pas juste avec l’angélus.

— Il n’y a pas bien longtemps que le soleil est couché, dit la jeune fille.

Et ce disant, elle quitta la cuisine et pénétra dans une grande salle voisine donnant sur la façade de la maison et sur la galerie. La porte était ouverte et la jeune fille alla s’arrêter sur le seuil pour regarder la nuit. Le firmament était nuageux, mais à l’ouest et au delà des Laurentides une large lisière de ciel rouge se reflétait dans le Saint-Laurent et tempérait l’obscurité. Mais on ne distinguait plus les champs ni les maisons de fermes. Une brise tiède de l’Est soufflait dans les frênes et les peupliers dont les feuillages touffus bruissaient agréablement. Le chant des grillons résonnait de toutes parts, et, quelquefois, des gazouillis d’oiseaux s’y mêlaient, et chants, gazouillis, bruissement des feuillages avaient une harmonie parfaite. Parfois la brise s’arrêtait, les grillons se taisaient un moment, et alors un silence religieux pesait sur toute la nature.

Dosithée demeura quelque minutes contemplative. Elle aimait ces nuits tièdes et silencieuses qui la portaient aux langoureuses rêveries. Elle passait souvent de longues soirées seule, assise sur la galerie, car le plus souvent Dame Ouellet et Phydime se couchaient de bonne heure. Et la jeune fille ne s’ennuyait pas dans sa solitude, elle se plaisait à suivre les vols de son imagination. Et, obéissant à sa nature, elle rêvait de l’avenir, d’un foyer à elle, d’un mari qu’elle aimerait bien, de beaux enfants qu’elle adorerait ! Mais ce n’étaient que des rêves auxquels Dosithée n’avait garde de se laisser prendre par crainte d’essuyer trop cruellement les amertumes des déceptions. Elle rêvait seulement pour s’amuser, de sorte qu’elle passait sans heurt ni choc du rêve à la réalité.

Après quelques minutes de cette muette contemplation, Dosithée revint dans la cuisine où Dame Ouellet avait repris son tricot. Mais de temps à autre les paupières de la brave femme se fermaient, sa tête encensait doucement puis les doigts s’arrêtaient et le tricot tombait sur les genoux. Dame Ouellet sursautait aussitôt, relevait la tête et les paupières en même temps que