Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/48

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
BŒUFS ROUX

les bras ? Non, tout comme l’homme vaillant elle aime à s’occuper, et c’est précisément dans le travail que tous deux trouvent leur contentement et leur bonheur.

— Comme elle raisonne bien ! se disait Zéphirin avec admiration.

Ah ! il savait bien qu’il ne la valait pas sous bien des rapports. Il reconnaissait surtout qu’il lui manquait l’instruction, du moins une instruction suffisante pour lui permettre de tenir avec la jeune fille d’agréables conversations. Mais Zéphirin oubliait, et mieux il ignorait que l’instruction n’est pas uniquement nécessaire pour les agréables entretiens, mais pour tous les rapports quotidiens entre l’homme et la femme. Il n’est certes pas nécessaire d’être instruits pour se comprendre entre deux individus, mais il est certain que l’instruction peut aider à se mieux comprendre. Si à ce moment Zéphirin croyait comprendre Dosithée, il se trompait ; il la comprenait, mais imparfaitement. Plus tard, dans la routine journalière, quand serait venue l’intimité, quand surgiraient les soucis, les difficultés matérielles, il la comprendrait moins bien. Or, quand on ne comprend pas très bien, il y a déjà commencement à mésentente. Puis quand s’aigrirait le caractère et lorsque Zéphirin sentirait son orgueil piqué en reconnaissant enfin toute la supériorité intellectuelle de sa femme, alors il s’emporterait et lui clamerait, comme tant d’autres : « Ah ! c’est vrai que je ne suis pas bien instruit, mais il n’est pas besoin d’avoir de l’instruction pour nous comprendre ! » — Erreur qu’il commettrait sans le savoir, et c’est de cette erreur que naîtrait le désaccord.

Zéphirin, précisément parce qu’il n’avait pas d’instruction, ne pensait pas à toutes ces choses, mais Dosithée y pensait, elle y pensait depuis longtemps, et c’est pourquoi elle pouvait redouter les désaccords. Ce qu’ignorait encore Zéphirin c’est que l’instruction n’est pas seulement une acquisition de connaissances quelconques, ou la compréhension de la valeur des mots, ou encore une manière élégante de les aligner sur le papier, mais qu’elle est un développement de l’intelligence, selon le degré de culture reçue par le sujet, et qu’elle aiguise et affine le jugement. L’homme qui ne voudrait juger que par la valeur des mots, s’exposerait à bien des faux jugements. Les mots ont été faits pour l’expression des pensées des hommes, mais ils ont souvent des sens différents qui créent les mésententes. Nous en avons la preuve par les multitudes de désaccords soumis tous les jours aux tribunaux, et le plus souvent se sont des mots mal compris qui sont cause de ces discordes.

C’étaient là autant de choses que ne savait pas Zéphirin, mais qui faisaient partie des connaissances de Dosithée. Sans doute, elle sentait bien qu’elle ferait tout son possible pour éviter les discordes, connaissant son tempérament doux et clément et sachant que Zéphirin était doué d’un caractère à peu près semblable au sien, elle pouvait être presque certain que tout irait bien dans le ménage.

Oui, tout irait bien, assurément. Mais, par exemple, si Zéphirin possédait de l’instruction, une instruction au moins égale à celle de Dosithée, est-ce que les choses n’iraient pas mieux ? Certes, elles pourraient bien aller pis ; mais enfin, à tout risque et tout hasard, n’est-il pas dans la logique qu’un mari instruit peut mieux comprendre, qu’un mari sans culture, sa femme instruite ?

C’est ce que disait Dosithée, et, de ce fait, sa pensée retournait à tout galop à l’image de Léandre Langelier, image qui, du reste, ne l’avait pas abandonnée. Et alors elle éprouvait un tel ravissement au souvenir de sa rencontre, que tout plaisir d’être avec Zéphirin s’évanouissait. Et lorsque le silence se fut établi à nouveau entre lui et elle, elle oublia tout à fait la présence de son compagnon.

L’image de l’autre la captivait entièrement !


IX


Le dimanche suivant, à l’église paroissiale, on s’étonna fortement d’y voir arriver, quelques minutes avant la messe, ce jeune médecin de Rivière-du-Loup conduisant d’une main habile ses deux chevaux gris attelés sur son « dog-cart ». On fit peu de commentaires, croyant que le jeune homme avait été mandé pour quelque malade dans la paroisse ; l’on était loin de se douter qu’il venait expressément pour rendre visite à Dosithée.

Oui, bien que celle-ci ne l’eût pas invité à revenir, le jeune médecin, se rappelant la bonne cordialité de Phydime et sa femme et s’imaginant que par gêne la jeune fille