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I


J’ai deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs marqués de roux :

Ma charrue est en bois d’érable,
L’aiguillon en branche de houx…


Les tranquilles et timides échos de cette matinée d’avril 1899 répétaient dans l’espace tiède, tout plein de vapeurs vermeilles, cette rustique chanson. La voix qui l’avait lancée était une de ces voix du sol canadien, comme il s’en élève tant tous les jours, vibrante, fière, sonore, avec ce cachet de foi et de patriotisme particulier à l’accent de l’agriculteur canadien-français. Sur les lèvres de ce grand paysan la chanson du pays alterne avec la chanson de France ; mais à l’heure des angélus le cantique jaillit de sa vigoureuse poitrine, et, émue, sa voix alors salue la Majesté du Dieu qu’il sert.

L’habitant du Canada français est demeuré le paysan-soldat de la Nouvelle-France…

Et là, toujours, en cette Nouvelle-France, l’amour du clocher, l’amour de la terre et l’amour de la famille éclatent triomphalement de toutes parts, et ce triple amour devient de plus en plus un granit inébranlable.

Il a pourtant subi bien des attaques, ce granit ; mais chaque fois qu’une force ennemie l’a heurté, il a résonné comme un bronze… il n’a ni oscillé, ni chancelé, ni tombé ! Un jour, cependant, il s’était affaibli et l’on avait craint pour son existence : car une épidémie, ou plutôt une hydre effroyable avait pris naissance. L’hydre s’appelait « l’émigration », et ce qui, aujourd’hui, est granit, n’était à ce moment que chaux et sable à peine solidifiés. Et la bête avait attaqué avec rage et furie ce mortier un peu frais. Il s’était bien un peu effrité, il avait même commen-