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BŒUFS ROUX

yeux, et, par un prodige de volonté qu’on n’aurait pu soupçonner chez cette enfant, elle empêchait une source vive, ardente, impétueuse de couler.

Or, il arriva que l’assiduité et les attentions de Zéphirin pour Dosithée furent remarquées, et bientôt on parla dans toute la paroisse du prochain mariage de ces deux enfants.

Cette nouvelle arriva jusqu’aux oreilles de Phydime Ouellet et elle lui fit mal au cœur. Il devint plus taciturne et plus sombre. Il ne voulut pas interroger sa fille, croyant qu’elle avait donné sa parole à Zéphirin. Il voulut souffrir en silence. Seules, peut-être, Dame Ouellet et sa fille n’eurent pas vent de la nouvelle ; aussi ne surent-elles à quoi attribuer la morosité de Phydime.

Mais ce sombre firmament allait s’éclaircir tout à coup : en effet, un dimanche, après la messe, Léandre Langelier, devançant Zéphirin, vint offrir à Dosithée de la conduire chez elle.

La jeune fille n’eut garde de refuser, et son beau visage un peu pâli sous l’action de ses secrètes souffrances s’éclaira vivement et s’égaya. Une joie intense l’inonda, et le paradis de ses rêves, qu’elle avait cru à tout jamais détruit, se réédifia dans toute sa splendeur.

La physionomie de Phydime, qui depuis un mois apparaissait longue comme un carême, se transforma aussi subitement que celle de sa fille. Il fut assailli par une joie insensée, lorsqu’il vit Dosithée monter dans la charrette anglaise de Léandre, et pour un peu il eût embrassé Dame Ouellet devant la foule des paroissiens massée sur la place de l’église.

— Sacré mille tonneaux ! jura-t-il en lui-même ; ce bon gueux de sort va-t-il changer une fois ?…

Peut-être !…

X


Léandre Langelier se surpassa en amabilités, plus auprès des vieux que de Dosithée. Il parla agriculture avec Phydime, il parla bœufs… Et il fit grandement plaisir au fermier lorsqu’il remarqua tout à coup :

— Savez-vous que vous avez là une magnifique paire de bœufs roux ?

— Et ça travaille, ça flâne pas ! s’écria Phydime tout à fait enchanté.

— Je crois bien. Ce sont deux colosses. Voyez ces épaules. Ce col plutôt fait pour le joug que pour le collier. Oui, ce sont deux bêtes splendides. Je les aime surtout parce qu’ils sont roux.

— C’est comme moi. Il y en a qui aiment mieux les bœufs noirs, d’autres les blancs, d’autres les cailles… moi, c’est les roux. Voyez-vous, monsieur Léandre, ajouta Phydime à voix plus basse et comme avec un air confidentiel, s’ils n’étaient pas roux, il me semble que je ne les aimerais pas autant. Je ne sais pas comment ça se fait, mais c’est comme ça avec moi.

— Et à moi de même, monsieur Phydime. J’ai un goût particulier pour les chevaux noirs.

— Mais vous aimez mieux les chevaux que les bœufs ? demanda Phydime avec une sorte de défiance dans ses yeux gris acier.

— Pour vous dire, la vérité, monsieur Phydime, j’aime bien les chevaux pour la route, mais pour le travail de la terre je m’adonne bien avec les bœufs. Oh ! je me rappelle quand j’étais gamin, dans mes vacances, j’aidais papa à ses guérets d’été. À cette époque-là, il avait des bœufs blancs légèrement tachetés de noir, de bons et beaux bœufs en vérité ; et, comme vous, il les attelait au collier et à la bride. Il tenait les manchons de la charrue à rouelles, moi je touchais. Et, je vous l’avoue, c’était le plus bel agrément de mes vacances. Il me semblait que j’avais accompli une grande œuvre, j’en étais fier et j’avais hâte de retourner au collège pour dire à mes plus intimes camarades tout le plaisir que j’avais eu à aider mon père, surtout à labourer avec lui.

Phydime regardait avec admiration le jeune homme. Ah ! comme ils se faisaient rares, de son temps, les jeunes hommes qui parlaient ainsi de la terre avec autant d’amour !

— Et vous deviez bien les aimer les bœufs blancs du père Anselme ? demanda-t-il avec une sorte d’avidité.

— Oui. Seulement, je suis un peu comme vous : j’aime la robe noire sur le dos des chevaux, mais je préfère la robe rousse sur la croupe des bœufs. Oui, monsieur Phydime, vos bœufs roux sont pour moi une véritable merveille, et, je le répète, ce sont deux bêtes splendides par la taille comme par la couleur.

— Eh bien ! le croiriez-vous, mon ami,