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BŒUFS ROUX

d’occasion de nous voir, mais dès notre première rencontre sur la plage cet été, je me suis senti très attiré vers vous. Aussi — et je déclare que j’ai été un peu vite et même imprudent — j’avais conçu un grand projet. J’attendais une opportunité de vous communiquer ce projet, lorsque j’ai appris qu’un autre m’a devancé. Mademoiselle, je me rappelle qu’un soir j’ai, involontairement, fait beaucoup de mal à un pauvre garçon qui vous aime. Cet après-midi encore ma présence et l’accaparement que j’ai fait de votre personne ont beaucoup fait souffrir ce garçon. Mais, je vous le dis en toute vérité, je ne savais pas qu’il y avait entre vous et lui promesse et serment, et je regrette de m’être placé entre vous et lui. Je connais Zéphirin, c’est un bon et brave garçon qui vous rendra bien heureuse, et je souhaite que vous ayez tout ce bonheur. Moi, je me retire avec l’espoir que vous me pardonnerez si j’ai pu vous causer quelque tort, et que Zéphirin aussi me pardonnera. Non, je ne savais pas, Mademoiselle, je vous le jure… je vous croyais libre encore. Soyez donc heureuse, et je m’en réjouirai de tout mon cœur.

Il se tut. Toute sa physionomie décelait le plus grand regret de quitter ainsi pour toujours celle qu’il avait aimée en secret.

Il se leva lentement et prit son chapeau sur la table.

Dosithée le regardait avec une sorte de douloureuse stupeur. Ses lèvres remuèrent un peu, mais pas un son n’en sortit. Elle était comme figée, et peu à peu son visage blêmissait.

Léandre l’observa un moment avec inquiétude ou avec espoir. Peut-être attendait-il un mot qui l’aurait retenu près d’elle, ou bien le désavœu ou la confirmation de ce serment qu’il croyait prêté entre elle et Zéphirin. Mais elle demeura muette… Puis elle baissa les yeux, et un long soupir gonfla sa poitrine. Elle resta immobile, comme une statue, sur sa chaise, ses regards rivés sur le plancher.

Léandre soupira aussi, puis il se retira sans bruit. Dehors, il prit le chemin des étables. Phydime en revenait. Les deux hommes s’arrêtèrent l’un près de l’autre.

— Comme ça, vous ne restez pas à souper, monsieur Léandre ?

— Impossible, monsieur Phydime. Une autre fois, si vous le voulez… Maintenant, je vais atteler et me retirer sans plus.

— C’est ben, je vais aller vous aider à atteler. Tout de même c’est ben dommage que vous ne restiez pas…

Tous deux descendirent vers l’étable.

Le départ de Léandre avait fait sortir Dosithée de sa torpeur. Elle courut à une fenêtre de la salle voisine et là, pâle et tremblante, elle regarda le jeune homme aller en compagnie de Phydime vers l’étable. Son sein battait avec violence, et, sans le savoir, elle serrait de ses deux mains le rideau de mousseline qui pendait devant la fenêtre. Cinq minutes plus tard, le jeune homme revenait de l’étable dans sa charrette anglaise et conduisait avec élégance une jument noire et fringante. Un peu en arrière venait Phydime portant deux grands seaux de lait fumant, puis Dame Ouellet apportant dans son tablier une levée d’œufs frais.

La charrette s’avançait rapidement dans la montée. Bientôt elle tourna sur la route, puis, lentement, il passa devant la maison silencieuse. Léandre retenait sa jument et jetait en même temps un long regard vers les fenêtres, avec l’espoir d’en découvrir une figure chère. Non, il ne vit pas Dosithée derrière le rideau de mousseline. Alors, il commanda sa jument qui s’élança au grand trot.

Un nuage de poussière rousse s’éleva à travers lequel Dosithée vit disparaître l’attelage et son conducteur : puis dans le lointain un roulement s’éteignit peu à peu. De pâle qu’elle était le jeune fille devint blanche comme neige. Un lourd sanglot parut déchirer sa poitrine. Elle frissonna longuement. Quelque chose avait l’air de se briser en elle. Un étourdissement subit l’emporta. Désespérément elle voulut se maintenir debout en serrant avec plus d’énergie le rideau, mais tout tourna autour d’elle, tout manqua sous ses pieds… elle s’affaissa sur le parquet en emportant le rideau dans sa chute.

Et là, raide, inerte, son corps eut l’apparence d’un cadavre. La souffrance qui, depuis quelque temps, tiraillait ce cœur pur et vierge, venait de porter l’un de ses rudes coups : Dosithée avait été terrassée.

Peu après Phydime et sa femme arrivaient à la maison, mais, selon leur coutume, ils entrèrent à la cuisine qu’ils trouvèrent déserte. Partout régnait le silence.

Le fermier fit remarquer à sa femme :