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BŒUFS ROUX

tout faisait prévoir une récolte plantureuse et riche.

Pourtant, tout cela ne suffisait pas à dérider Phydime Ouellet. Chez le fermier la morosité semblait s’aggraver, d’autant plus qu’on avait des nouvelles peu encourageantes d’Horace, à Rivière-du-Loup. Là, tout n’allait pas si bien : le travail aux ateliers du chemin de fer était très dur, Horace perdait de l’appétit et de la vigueur, et sa femme et lui s’ennuyaient à mourir. De Québec, George écrivait qu’il y avait cet été-là « de l’ouvrage en masse », mais que ça payait pas gros. Aussi était-il bien écœuré de la ville, et il songeait à revenir s’établir sur la terre, si son père voulait l’aider. Phydime, qui préférait voir ses enfants autour de lui, avait fait écrire aussitôt Dosithée pour dire à George que son père était disposé à lui acheter une terre dès qu’il serait décidé de revenir. Ou s’il préférait, avait ajouté Phydime, il pourrait avoir le bien paternel du moment qu’il voudrait se conformer tant que lui Phydime, vivrait. Cette perspective de retour de ses deux fils, aîné et cadet, ne parvenait pas encore à tirer le fermier de ses soucis. C’est qu’il y avait autre chose qui le tourmentait.

En effet, depuis huit jours le bruit courait dans la paroisse qu’à l’automne Zéphirin Francœur allait marier Dosithée. Ce bruit était parvenu aux oreilles de Phydime qui en avait été fort alarmé et mécontent. Est-ce que sa fille avait enfin et en secret consenti à s’unir à Zéphirin ? Il ne voulu pas interroger de suite Dosithée ou Zéphirin, il préféra attendre pour voir comment les choses allaient tourner.

Aux premiers jours du mois d’août, les cerises étaient si belles et si juteuses, et le verger de Phydime en avait une telle quantité, qu’un dimanche, après la messe, le paysan invita tous les gens de la paroisse à venir « s’en régaler ». Puis il fit une invitation particulière au curé et à la famille Langelier qui, tous, acceptèrent avec empressement.

Nous ne parlerons pas de cette agréable réjouissance champêtre qui dura tout l’après-midi, au cours duquel les délicieuses cerises de France jouèrent le meilleur rôle ; nous dirons seulement que Dosithée et Léandre, à la plus grande déception de Zéphirin. passèrent toute cette demi-journée ensemble. La jeune fille était rayonnante. Elle allait au bras du fier Léandre d’arbre en arbre, croquant par ici par là une cerise pas plus rouge que ses lèvres. Elle riait gaiement et son air heureux ne manquait pas d’impressionner les gens de la fête. Elle était si belle, si ravissante, si splendide dans sa robe de tulle blanc, dont le corsage était fleuri de géraniums, qu’elle ne cessa d’attirer les regards d’admiration et d’envie.

Une fois qu’il s’était trouvé seul avec le curé, et non loin de Léandre et de Dosithée, Phydime avait demandé :

— Monsieur le curé, qu’est-ce que vous pensez que ça pourrait faire ces deux jeunesses-là ?

— Hum ! hum !… mon bon Phydime, répondit le curé avec un large sourire, je pense que ça ferait ce qu’il y a de mieux dans la paroisse : c’est-à-dire un ménage tout à fait assorti. Mais dites-moi, est-ce qu’il n’est pas rumeur que Dosithée…

— Ta ! ta ! ta ! interrompit vivement Phydime, laissez filer les rumeurs, monsieur le curé. Comme ça vous pensez que ça ferait ce qu’il y a de mieux ?

— C’est bien, monsieur le curé, c’est tout ce que je voulais savoir.

De ce moment Phydime devint très gai et se mit à parcourir joyeusement la foule de ses invités. Ceux-ci, vers cinq heures, commencèrent à se retirer peu à peu, et à six heures sonnantes il ne restait plus personne à la ferme, hormis Léandre Langelier que Phydime avait invité à souper. Le jeune homme déclina l’invitation, disant qu’il était attendu ce soir-là chez des amis et qu’il allait se retirer bientôt.

On était revenu du verger à la maison. Phydime s’apprêtait à se rendre aux étables pour faire « son train ». Dame Ouellet décida de l’accompagner et elle dit à Dosithée :

— Prépare le souper, Dosithée, et je vais aller traire les vaches, ton père va m’aider.

Peu après, Léandre et la jeune fille demeuraient seuls à la maison.

C’était l’opportunité qu’avait paru attendre le jeune homme. Ils étaient tous deux assis près de la table achevant un verre de limonade que la jeune fille avait préparé.

— Mademoiselle, dit Léandre d’une voix grave et lente, vous avez sans doute observé combien je me suis toujours plu en votre agréable compagnie. Nous avons eu peu