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Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/10

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LA PETITE CANADIENNE

tenancé commençait à se sentir au ventre une terrible épouvante.

Et de même qu’en un rêve affreux on se sent incapable de fuir devant un danger ou une scène d’horreur, Rutten demeurait comme pétrifié, incapable d’articuler un son, de faire un pas de retraite, ni même de penser. L’unique chose qui parut lui prouver qu’il n’était pas tout à fait pétrifié, c’est le frisson violent qui le secoua en entier lorsque Tonnerre le saisit dans ses bras, le serra fortement contre lui, et se mit à l’embrasser avec toutes les démonstrations possibles.

Et Tonnerre, serrant de plus en plus Rutten, disait d’une voix pleureuse et réjouie à la fois :

— Ce cher capitaine de mon cœur !… que je retrouve bien portant, bien heureux, toujours content de vivre !… Moi, qui avais pleuré toutes mes larmes sur son cher sort, lorsqu’on m’apprit, un jour qu’un de ces maudits obus français lui avait emporté et la tête et l’esprit ! Oui, ce que j’ai pleuré… ce que je pleure encore ! Mais si je pleure à cette minute, mon cher capitaine, c’est de l’immense bonheur de vous retrouver encore de ce monde. Ah ! laissez-moi vous embrasser encore… encore… encore…

Et dans cette étreinte trop amicale de Tonnerre, de livide qu’il était, Rutten tourna au violet ; puis il ferma les yeux se résignant à mourir par l’étouffement qui l’empoignait depuis un instant.

Mais Tonnerre, ayant épuisé ses épanchements et ses embrassades, desserra son étreinte et lâcha tout à fait le capitaine qui, sous cette brusque détente et avec l’abondance de l’air qui revenait à ses poumons, rouvrit les yeux, chancela et faillit tomber. Mais Alpaca le retint sur ses jambes flageolantes, disant d’un accent moqueur :

— Enfin, mon cher capitaine, vous ne direz plus que vous ne reconnaissez pas les amis ? Oui, vous imaginez-vous, cher ami, ajouta-t-il en regardant son compère, que ce brave capitaine ne nous reconnaissait pas ?

— Est-ce possible ? s’écria Tonnerre, avec le plus grand étonnement, tandis que Rutten, estomaqué, cherchait à reprendre vent et l’assurance qui lui manquait comme le souvenir. Oui, est-ce possible, répéta Tonnerre, que ce cher capitaine ne nous remette pas ?

— C’est sa prétention obstinée, Maître Tonnerre. Pourtant, nous… nous le reconnaissons bien !

— C’est-à-dire, répliqua Tonnerre, que c’est tout comme d’hier seulement.

— Car il ne se peut pas que nous ayons changé à ce point, fit observer Alpaca.

— Pas d’hier sûrement, fit Tonnerre.

— Et figurez-vous, maître Tonnerre, reprit Alpaca toujours très sérieux… oui, figurez-vous qu’il n’a pas voulu reconnaître ma barbe.

— Quel outrage !

— Ni mes moustache qu’il a trouvées trop longues !

— Calomnie ! gronda Tonnerre en jetant un œil terrible sur Rutten qui avait l’air de devenir fou.

— C’est bien ce que je lui ai fait entendre, mais rien n’y a fait.

— Ainsi donc, mon cher capitaine, dit Tonnerre en fixant sur Rutten ses yeux pétillants de malice, comme ça, là, vrai, vous ne reconnaissez pas vos deux meilleurs amis ?

Rutten, qui finissait par rattraper un peu ses idées, répondit sournoisement :

— J’en suis vraiment peiné… Non, j’ai beau interroger ma mémoire…

— Mais qu’a donc de travers cette maudite mémoire ? interrompit rudement Tonnerre. Pourtant, c’est bien moi, Maître Tonnerre, notaire, et voilà bien Maître Alpaca, avocat !

— Ah !… vous êtes notaire et avocat, dit Rutten qui, de plus en plus étonné, esquissait une gauche révérence.

— Oui… faut-il vous le répéter ? gronda la voix profonde d’Alpaca dont les sourcils se froncèrent terriblement. Regardez donc encore, ajouta-t-il, ce sont bien nous en peinture !

— Bien, bien, je vous crois, répliqua vivement le capitaine auquel les grondements de voix et les froncements de sourcils des deux compères n’annonçaient rien de bon. Et laissez-moi vous l’avouer, ajouta-t-il sur un ton conciliant et hypocrite, je suis très touché de vos sentiments amicaux à mon égard.

— Ah ! ah ! fit Tonnerre avec un sourire narquois, je devine que vous allez finir par nous remettre tout à fait.

Et Rutten, comprenant qu’il était pris et que, pour l’instant, il ne voyait aucun moyen de se défaire de ces deux fâcheux, et comptant sur la ruse pour se tirer de là, résolut donc d’accepter l’aventure de bon gré. D’autant mieux que son regard sournois venait précisément de rencontrer les flacons aux couleurs de rubis. Et comme il était bon buveur, et comme il avait presque toujours soif, l’aventure lui apparut tout à fait agréable, et ce fut avec un sourire candide qu’il dit cette fois :

— Dame ! puisque nous sommes de vieux amis, réjouissons-nous donc de cette bonne rencontre !

— Rencontre fatidique et merveilleuse ! prononça Alpaca de sa voix de prophète. Et cette rencontre. Maître Tonnerre, nous allons la saluer le verre en main.

— Bravo, cher Maître ! s’écria gaiement Tonnerre. Approchez, capitaine.

Tonnerre releva l’un des sièges qu’il avait renversés l’instant d’avant, l’approcha de la table et l’indiqua à Rutten.

Ce dernier s’étant assis près d’Alpaca, Tonnerre se mit à emplir les verres.

— D’abord, annonça-t-il lorsque chacun eut pris son verre en main, nous allons boire à la santé de ce cher capitaine.

Les verres furent vidés d’un coup net.

— Ensuite, reprit Tonnerre qui remplissait déjà, nous boirons à la mienne.

De nouveau les trois verres furent convenablement asséchés.

— Et en troisième lieu, poursuivit Tonnerre, nous boirons à la santé et prospérité de Maître Alpaca ici présent, avocat et légiste.

Et pour la troisième fois les trois hommes fi-