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LA PETITE CANADIENNE

peignait le plus grand étonnement, n’osa prendre la main d’Alpaca, qui alors s’écria :

— Eh bien ! mon cher capitaine, on ne reconnaît donc plus les vieux amis ?

Rutten, puisque c’était lui, ouvrit des yeux démesurés, ses lèvres minces s’agitèrent sans proférer aucun son, et il continua d’examiner avec une stupeur croissante la physionomie souriante et placide d’Alpaca.

— Bon, bon, reprit ce dernier, je vois que vous m’avez complètement oublié.

— Vous me connaissez ? parvint à bredouiller Rutten avec son accent nasillard.

— Comment donc, si je vous connais !… de même que vous me connaissez avec cette simple différences, cependant, que vous ne me reconnaissez pas, voilà tout. Comment ça va-t-il ?

Et, narquois, Alpaca offrait encore sa main.

Le capitaine, bien contre son gré, mit sa main dans celle d’Alpaca qui la serra fortement et reprit :

— Au fait, j’ai quelque peu changé depuis ces derniers dix ans.

— Dix ans, dites-vous ? fit Rutten ébahi.

— Oui, au temps où vous étiez attaché d’ambassade à Washington.

— Ah ! c’est à Washington que vous m’avez connu ? dit Rutten plus stupéfait encore.

— Parfaitement, mon cher capitaine. Quoi ! est-ce vrai que vous ne me remettez pas du tout ?

— Pas le moins du monde, je vous assure.

— C’est impossible. Allons ! regardez-moi bien en face.

— Je vous regarde bien, mais rien dans mon souvenir ne me rappelle votre physionomie.

— C’est extraordinaire.

— Dites-moi, reprit Rutten qui commençait à se familiariser avec cet inconnu, si dans le temps vous aviez cette barbe-là ?

— Cette barbe-là !… s’écria Alpaca en jetant un coup d’œil vaniteux sur le miroir. Mais oui, c’est toujours la même !

— Et ces moustaches aussi ?

— Quoi ! les trouveriez-vous écourtées par hasard ?

— Au contraire, elles me paraissent fort longues.

— Juste Ciel ! seraient-elles plus longues que celles du dernier empereur des Français ?

— Pas que je sache… Mais si vous me disiez votre nom ? Voyez-vous, il n’y a rien comme le nom pour vous remettre en mémoire.

— C’est juste. Suis-je bête un peu ! Mais que voulez-vous ? Un simple oubli causé par l’énorme plaisir de vous retrouver à l’improviste, comme ça… moi qui vous pensais là-bas… commandant un corps d’armée… que sais-je ! Mais voulez-vous bien me dire par quel hasard ?…

— Vous omettez encore de me dire votre nom… nasilla Rutten avec un sourire contraint.

— Mon nom ?… C’est vrai, je n’y pensais déjà plus. Mais comment, diable, l’avez-vous déjà oublié aussi ?

— Comme j’ai oublié votre barbe et vos moustaches, se mit à rire Rutten qui, à la fin, s’assurait que cet individu le prenait pour un autre ; la méprise l’amusait, et il avait une forte envie de se moquer d’Alpaca.

Ce dernier éclata de rire à son tour.

Puis, baissant la voix et prenant un ton sérieux :

— Tenez, capitaine, fit-il, je vais vous confier une chose, puisque nous en sommes aux surprises, vous et moi.

— Quelle est cette chose ?

— Je désire simplement et bonnement vous ménager une autre surprise, et avec cette surprise-là je suis certain que mon nom et ma physionomie vous reviendront tout à fait.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Rutten très intéressé cette fois.

— Je veux dire que nous avons au premier étage de cet hôtel un ami commun que vous reconnaîtrez à coup sûr ; car, ainsi que vous-même, cet ami est demeuré jeune, alerte et vigoureux. Non, vraiment, vous ne pouvez pas ne pas le reconnaître. C’est tout son portrait de vingt ans ! Venez… il sera aussi heureux que surpris de vous revoir !… Venez donc…

Rutten ne bougea pas. Il hésitait, ne sachant si ce fâcheux ami, qu’il ne connaissait ni de la Création ni du Déluge, ne lui ménageait pas, au lieu de surprise, quelque tour de farceur dont on rirait à ses dépens.

Alpaca crut comprendre l’hésitation ou la défiance du capitaine. Aussi ébaucha-t-il un sourire tranquille pour répondre :

— Oh ! il n’y a pas de gêne, vous savez, c’est entre amis. Venez !

— Vous dites que c’est au premier ? demanda Rutten qui cherchait à gagner du temps, et par là trouver le moyen d’échapper à cet importun.

— Oui, pas plus haut. Je vous conduis, venez.

Et maître Alpaca, cette fois, saisit Rutten aux revers de son veston et dit dans un demi-rire :

— Va-t-il falloir que je vous traîne là-haut de vive force ?

— Non, non… protesta vivement Rutten qui, dans la crainte de voir son veston endommagé par la poigne d’Alpaca, se décida enfin à suivre ce dernier.

— Passez devant, ajouta-t-il, je vous suis volontiers !

— À la bonne heure, dit Alpaca en lâchant le veston du capitaine.

Et, suivi de près par ce dernier, il quitta le bar.

L’instant d’après, Alpaca pénétrait dans la chambre où il avait laissé Tonnerre, et, s’effaçant cérémonieusement devant le capitaine qui croyait vivre un rêve fantastique, s’écriait :

— Cher Maître, je vous amène une ancienne connaissance.

Et ce disant, il poussa rudement Rutten dans la chambre.

Tonnerre, alors, fit un bond énorme, se dressa hors de son fauteuil et, feignant la surprise la plus extraordinaire, s’écria de sa voix aigre !

— Hein !… Pas possible !… Non… ce ne peut être ce brave capitaine Rutten !

Et Tonnerre, les deux mains tendues en avant, se précipita, bondit, renversa deux ou trois sièges sur son passage, exécuta un dernier bond et se trouva planté devant le capitaine qui, décon-