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LA PETITE CANADIENNE

Il est bien probable que si Maître Alpaca eût entendu appeler ses jolies lettres d’amour « un fumier », qu’il eût fait ravaler dans sa gorge celui qui venait de prononcer cette injure !…

Cependant Parsons réfléchissait.

Au bout d’un moment il dit :

— Il est inutile de nous faire plus longtemps du mauvais sang ; le mieux à faire est de recommencer. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que c’est mon avis également, répondit Fringer. Mais c’est aussi mon avis et ma détermination de regarder ce que contient la prochaine enveloppe jaune qui me tombera sous la main.

— Reste à savoir si Benjamin garde sur lui cette enveloppe, si vraiment elle est en sa possession.

— Oh ! je jurerais qu’il a l’enveloppe et les plans, gronda Fringer. Et s’il n’a pas ces plans sur lui, c’est qu’il les a mis en lieu sûr. Mais comme en ce monde rien n’est jamais sûr, c’est à nous de faire des recherches actives et d’user de tout notre flair et d’employer toutes les ruses.

— Occupons-nous donc de suite de ce Benjamin, dit Parsons d’un accent rude et en gagnant la porte.

— Attendez un moment, dit Fringer. Qu’est-ce que nous allons faire de ces deux particuliers que je vois là sur la rue ?

Et Fringer, qui était revenu se poster dans sa fenêtre, dardait des regards de flammes sur Alpaca et Tonnerre toujours en train de causer tout en surveillant l’entrée de l’hôtel.

— Quels particuliers ? demanda Parsons en s’approchant de la fenêtre.

— Voyez !

— Ah ! ah ! fit Parsons en ricanant, nos amis de la nuit passée ! Ils m’ont l’air en assez bonne santé ce matin !

— Et de bonne et joyeuse humeur !… à voir rire le petit vieux.

— Pourquoi sont-ils postés là ? Y a-t-il longtemps que vous les avez vus ainsi devant l’hôtel ? On dirait qu’ils sont en faction.

— Ils étaient là avant votre arrivée. Je ne serais nullement étonnés qu’ils nous surveillent, dans l’espoir de prendre leur revanche.

— C’est possible. Aussi, nous éviterons de sortir de la grande porte de l’hôtel. Nous irons vider un verre au bar, et nous sortirons par une porte de derrière, et de là nous gagnerons par un passage que je connais une rue voisine.

— Où irons-nous ensuite ? interrogea Fringer.

— Retracer Benjamin ! répondit Parsons avec un regard mauvais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Laissons Parsons et Fringer, ainsi que Tonnerre et Alpaca qui, comme nous le savons, sont postés devant l’hôtel dans le but de surveiller Rutten. Nos deux compères s’imaginent que le capitaine est encore plongé dans le sommeil de l’ivresse. Mais nous savons, nous, que Rutten était parti dès le matin pour se rendre chez Miss Jane ; mais pour des raisons ou d’autres il n’était pas revenu à l’hôtel. Quoi qu’il en soit, notre lecteur se rappelle, que le soir de ce même jour les deux amis étaient venus rapporter à William Benjamin qu’ils avaient retrouvé le capitaine, mais que celui-ci avait pris un convoi de chemin de fer pour Montréal.

Ceci posé, nous allons revenir à James Conrad que nous retrouvons, vers les trois heures de relevée, à son appartement du McAlpin.

Il écrit, fume un cigare, clignote des yeux et, en somme, paraît très agité.

On frappe à la porte.

— Entrez ! dit-il sans arrêter sa plume.

Deux hommes entrent, referment, la porte et attendent que l’ingénieur daigne lever la tête. Ces deux hommes sont précisément les deux policiers à la solde de Robert Dunton.

Conrad, enfin, lève le front, aperçoit ces deux hommes qui lui sont étrangers, s’étonne, puis demande, les yeux très clignotants :

— Est-ce à moi que vous avez affaire ?

— Vous êtes Monsieur James Conrad ? demande l’un des hommes en se rapprochant.

— Oui.

— Monsieur Conrad, reprend cet homme en exhibant un papier, nous sommes porteur d’un mandat d’arrestation contre vous.

Si un obus allemand fût tombé tout à coup en plein dans la place, l’ingénieur n’aurait pas éprouvé un plus grand émoi.

Il tressauta, échappa son lorgnon, se dressa debout et, pâlissant, les paupières très actives sur ses prunelles effarées, les mains tremblantes, il parvint à balbutier ces mots :

— Un mandat contre moi ?… Pour quelle raison ?

— Monsieur, répondit l’agent froidement, nous avons reçu un ordre et l’exécutons ; c’est tout ce que nous pouvons vous dire.

— Mais enfin, s’écria Conrad en reprenant ses esprits, on n’a pas, que je sache, l’habitude d’arrêter un homme sans au moins lui dire la raison d’une telle arrestation !

— Ceci est très possible. Mais, je vous le répète, nous avons nos ordres. Ensuite, là où nous vous conduirons vous aurez tout le loisir de demander les raisons et les explications que nous ne sommes pas en mesure de vous donner.

— Vous êtes bien sûrs au moins de ne pas faire une erreur de nom ? demanda Conrad qui n’en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles.

— Vous pouvez lire votre nom sur ce papier, répliqua l’agent toujours impassible.

L’ingénieur retomba sur son siège, mit les coudes sur la table, prit sa tête, à deux mains et murmura :

— Est-ce que je rêve ?… Que peut signifier cette stupide arrestation ?

Et il parut entrer dans une sombre et longue méditation.

Mais l’agent, à la fin, s’impatienta et rompit brusquement le silence.

— Monsieur Conrad, je dois vous prévenir que nous sommes pressés.

L’ingénieur releva la tête et demanda d’une voix méconnaissable :

— Vous m’arrêtez de suite… comme ça… sans…

— Ce sont nos ordres ! interrompit rudement le policier.

— Ensuite, laissez-moi vous rassurer quant