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Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/26

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LA PETITE CANADIENNE

aux apparences que vous pouvez redouter. Nous sommes, mon compagnon et moi tout à fait inconnus dans cet établissement. Dehors, une auto nous attend. Vous n’avez donc rien à craindre ; et dans votre intérêt je vous conseille de nous suivre volontiers.

— Soit, murmura Conrad d’un accent désespéré.

Il se leva, prit son chapeau, promena autour de lui un regard abattu, et marcha vers la porte que venait d’ouvrir le deuxième agent. L’autre précéda Conrad dans le corridor qu’il inspecta d’un regard rapide.

— Venez ! dit-il à l’ingénieur.

Celui-ci franchit le seuil de la porte, mais au même moment, l’autre agent se pencha vers lui et murmura :

— Ne désespérez pas… on veille !

Conrad tressaillit et regarda le policier avec effarement.

Mais celui-ci fit un signe mystérieux, et l’ingénieur, comprenant qu’il marchait dans un mystère dont il aurait plus tard la clef probablement, suivit le premier policier.

L’instant d’après, une auto emportait les trois hommes.


VII

COMMENT GROSSMANN RÉUSSIT À REPRENDRE LE MODÈLE DU CHASSE-TORPILLE


Ici nous sommes forcés d’abandonner pour un moment nos personnages actuels, de quitter New York pour nous rendre à Montréal, et là, de revenir à quelques jours antérieurs aux scènes qui précèdent.

Et le personnage dont nous nous occuperons en premier lieu, c’est Grossmann.

On se rappelle la décision de se rendre à New York prise par Parsons, Fringer et Grossmann, qui, tous trois, venaient de se coaliser contre le capitaine Rutten, Kuppmein et Benjamin.

Il avait été décidé, en outre, entre ces trois honorables sociétaires, que Parsons partirait par l’un des trains du matin, tandis que les deux autres prendraient un convoi du soir, sûrs qu’ils étaient, par cette disposition, de pouvoir suivre William Benjamin pas à pas.

Dans l’après-midi du lendemain Grossmann, mû par une sorte d’instinct mystérieux, et tout en cherchant à tuer le temps avant son départ pour New York, gagna la rue Sainte-Catherine et descendit tranquillement jusqu’à la rue Saint-Denis. Là, il s’arrêta, bourra sa pipe, l’alluma et se mit à descendre la rue d’un pas nonchalant.

Cinq minutes après il passait devant la maison No 143 B où habitait la digne Mme Fafard. La maison, comme la rue, était paisible.

Grossmann continua à marcher jusqu’à la rue Dorchester. Il s’arrêta de nouveau, ralluma sa pipe qui venait de s’éteindre et, comme un bon rentier flâneur, il traversa la chaussée et se mit à remonter la rue toujours de son pas lent et en tançant vers le ciel des nuages de fumée.

Mais Grossmann n’avait pas fait dix pas que son attention fut tout à coup attirée par une auto qui, venant de la rue Sainte-Catherine, s’arrêtait, devant le logis de Mme Fafard.

Et alors, ce que vit Grossmann faillit le renverser sur le trottoir : il pâlit, chancela comme sous le coup d’un étourdissement, puis il retira sa pipe, frotta rudement ses paupières et grommela quelque chose comme un juron, et ce fut peut-être un grognement de joie.

Voici ce que Grossmann avait vu.

L’auto s’était arrêtée devant le No. 143 B. De la voiture était descendu un jeune homme très bien mis, et ce jeune homme avait ensuite tiré hors de la voiture une énorme valise.

Or, cette valise, Grossmann avait cru la reconnaître pour celle même qu’il avait soustraite à Miss Jane à la gare Windsor, et c’était la valise que lui avaient enlevée Tonnerre et Alpaca quelques jours auparavant. Oui, Grossmann la reconnaissait bien cette valise, objet de sa dévorante convoitise. Mais en même temps aussi il avait reconnu le jeune homme, bien qu’il ne l’eût vu qu’une fois, c’est-à-dire ce soir du bal militaire… le soir où il avait été, lui Grossmann, soulagé de cette même valise.

Et ce jeune homme, c’était William Benjamin.

Grossmann, donc, tout en remontant la rue Saint-Denis, vit Benjamin prendre la valise, dire un mot au chauffeur, puis gagner la maison dans laquelle il ne tarda pas à pénétrer.

L’Allemand s’arrêta un peu plus loin, et, pour n’avoir pas l’air d’espionner, se mit à bourrer sa pipe lentement. Ce faisant, il pensait :

— Bon, monsieur Benjamin n’est pas encore parti pour New York. Et voilà qu’il ramène le modèle à son ancien domicile. Va-t-il l’y laisser ?… Va-t-il le rapporter avec lui ?… C’est ce qu’il est très important de savoir. Une chose certaine, c’est que ce gentil Benjamin ne va pas s’éterniser dans cette maison, vu que sa voiture ne bouge pas et semble l’attendre. En bien, j’attends aussi !

Dix minutes s’écoulèrent au bout desquelles Benjamin reparut… mais sans la valise.

De nouveau Grossmann fit entendre un sourd grognement de joie.

Puis il vit Benjamin remonter dans l’auto, et la machine partir et descendre du côté du Carré Viger.

— Bon, bon, se dit Grossman, voilà pour une fois un bienheureux hasard qui met le joli modèle sous ma main. Que faire ? ajouta-t-il réfléchissant, Entrer, peut-être ?… étouffer la dame du logis, prendre le modèle et m’en aller ?… Une telle besogne en plein jour et en un tel quartier est sensément hasardée ! Sans compter qu’il pourrait y avoir là dedans quelques mâles peu commodes aux mains de qui j’aurais le désavantage !… Le parti le plus sage serait d’employer quelque bonne ruse. Mais pour trouver la ruse, il faut réfléchir, et pour réfléchir il faut du temps. Or, il serait à propos que je consulte Fringer et lui recommande de partir sans moi pour New York. Oui, tout cela a du bon sens que j’aille prévenir Fringer ; mais si je m’absente comme ça, il se pourrait que Benjamin vienne reprendre sa valise, et alors,