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LA PETITE CANADIENNE

j’aurai de nouveau perdu le modèle que je tiens !

Dans cet état d’extrême perplexité, Grossmann se mit à fumer furieusement, tout en tirant très fort les poils de sa barbe rousse.

Comme il en était à sa méditation, il avisa un type qui, vêtu d’un habit en loques, coiffé d’un mauvais chapeau de paille, avec une physionomie de pochard abruti, venait vers lui d’un pas lourd et traînant. Cet homme, en passant près de Grossmann, jeta sur sa bonne mise comme un regard d’envie.

L’Allemand eut une idée soudaine.

— Bonjour, mon ami, dit-il d’une voix bonhomme en se tournant vers l’inconnu.

Celui-ci s’arrêta avec surprise, dévisagea Grossmann avec méfiance, et d’un accent rogne demanda :

— Que me voulez-vous ?

— Je veux te faire gagner dix dollars, répondit Grossmann.

— Dix dollars !… fit l’homme en écarquillant les yeux avec étonnement. Que faut-il faire ?

— Une chose toute simple : te poster ici et regarder une porte !

— C’est facile. Est-ce tout ?

— Non. Chaque fois que cette porte s’ouvrira pour laisser sortir quelqu’un, tu auras soin de t’assurer si ce quelqu’un porte à la main une valise d’assez grande dimension et de cuir jaune.

— Bon.

— Et si tel cas se présente, tu suivras la personne.

— Et la valise ?

— La valise, surtout.

— Je comprends, fit l’homme en clignant de l’œil avec un air entendu.

— Et lorsque, poursuivit Grossman, tu te seras assuré que l’homme ou la valise ou tous les deux ensemble se sont réfugiés en tel ou tel endroit, tu viendras ici m’en prévenir.

— Bon, bon. Mais supposez qu’il ne sorte par la porte en question ni valise ni personne ?

— Attends ici mon retour simplement.

— Pour longtemps ?

— Je n’en sais rien.

— Au moins, Je n’attendrai pas jusqu’à la fin du monde ?

— Sois tranquille. Je serai ici dans la soirée et de bonne heure encore.

— Ça va. Mais j’aurai quand même les dix dollars.

— Quand même. Du reste, voici un acompte. Et si tu désires prendre un coup avant ta faction, je t’accorde dix minutes.

— Ça tombe bien… j’ai le soleil dans le gosier !

— En ce cas, cours refroidir ton soleil et reviens aussitôt. Et Grossmann mit un billet de banque dans la main de l’individu.

L’homme partit vivement du côté de la rue Sainte-Catherine où, sans aucun doute, il devait être de connaissance avec quelque buvette.

Il revint au bout de quinze minutes, l’œil brillant, le nez plus enluminé, et avec toute l’apparente satisfaction d’avoir noyé « son soleil » quelque part.

— Je suis prêt, dit-il seulement.

— Eh bien ! voilà la porte là-bas… numéro 143B !

— Je vois ça.

— Donc, je vais compter sur toi, dit Grossmann.

— Je ne manquerai pas l’œil, répliqua l’homme.

Et Grossmann, très satisfait d’avoir pu mettre la main sur cet individu, s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il passait neuf heures du soir, lorsque Grossmann retrouva son homme au poste.

— Eh bien ? interrogea-t-il simplement.

— Je n’ai pas vu la moindre valise sortir de là.

— Très bien, s’écria joyeusement Grossmann. Tu as gagné tes dix dollars, les voici.

Et sans tenir compte de l’avance payée dans l’après-midi, il tendit un billet de dix dollars à l’individu qui l’empocha rapidement… grogna quelque chose qui ressemblait à un merci, et s’éloigna pour aller une seconde fois noyer « son soleil » qui, en toute probabilité, après une telle faction avait dû retrouver toute son ardeur.

Grossmann demeura seul.

— Maintenant, se dit-il, raisonnons. Benjamin, comme je m’en suis convaincu, est à cette heure en route pour New York avec Fringer sur ses talons. Ensuite, le modèle est toujours en ce domicile No 143B. Et si Benjamin l’a mis là, c’est pour l’y retrouver à son retour de New York. Alors, je ne gagnerai rien à m’éreinter ici en surveillant cette porte. Donc, je peux m’en aller manger un morceau, car je sens la faim me retourner les entrailles. Ensuite, je pourrai aller dormir, et demain je chercherai un plan d’action.

Et après un long regard de convoitise — vers la porte No 143B, Grossmann s’en alla.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours s’écoulèrent sans que Grossmann pût trouver un moyen sûr de s’emparer du modèle. Chaque jour, comme dans l’espoir d’y puiser une inspiration, il venait rue Saint-Denis, passait et repassait devant le logis de Mme Fafard, puis s’en retournait sacrant et jurant, maudissant son imagination infertile.

Le soir du troisième jour, au moment où il quittait, plus sombre, plus découragé, la rue Saint-Denis, il s’arrêta tout à coup, esquissa un sourire de joie sauvage et murmura :

— Que n’ai-je donc pensé à cela plus tôt !… Oui, le plan est merveilleux, pas un risque, un véritable escamotage de magicien. Allons ! conclut-il en ricanant, ou je me trompe fort, ou le modèle est à moi !

Et la face hideuse de l’Allemand s’éclaira d’un nouveau sourire plus hideux encore.

Quelle était donc l’idée qui venait si subitement de germer au cerveau de Grossmann ? On va le voir.

Vers le milieu de la matinée du lendemain, un messager du télégraphe remettait à Mme Fafard une dépêche ainsi adressée :

William Benjamin, 143B, rue Saint-Denis.