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LA PETITE CANADIENNE

— Je n’en sais rien encore. Je sais où Rutten loge à Montréal, il va nécessairement chercher à savoir ce qu’est devenu le modèle. Je vais donc l’épier, et peut-être me mettra-t-il sur la bonne piste. Oh ! s’il n’y avait que la perte du modèle, fit Benjamin avec un sourire amer, je ne m’inquiéterais pas outre mesure.

— Que peut-il donc y avoir de plus malheureux ?

— Une chose qui me tourmente au plus haut degré et qu’il me tardait de vous apprendre.

— Mon Dieu ! vous m’effrayez.

— Écoutez, à mon arrivée à New York l’autre jour, je n’ai pas trouvé notre ami Pierre.

— Que dites-vous ?

— Il avait disparu quelques jours auparavant sans laisser aucune trace.

— Comment… Il n’était plus à New York ? demanda Montjoie qui depuis une dizaine de minutes, marchait de stupeur en stupeur.

— Il était peut-être à New York ; mais, chose certaine, il n’était pas à son hôtel.

Et Benjamin raconta la disparition mystérieuse de Pierre et de Kuppmein de l’hôtel Américain.

— Pouvez-vous expliquer de quelque façon cette disparition ? interrogea l’avocat.

— Voici ce que je pense. Kuppmein, en apprenant que Pierre venait d’arriver à New York et qu’il logeait au même hôtel, eut peur et prit la fuite. Pierre, qui l’avait déjà retracé, partit à ses trousses. Mais c’est tout ce que je peux expliquer. Et c’est aussi ce qui explique la dépêche que Pierre m’a envoyée quelques jours après son arrivée à New York dans laquelle il disait : « Je tiens Kuppmein »…

— Mais pourquoi Pierre, depuis sa dépêche, n’aurait-il pas donné aucun signe de vie ?

— Il a pu être dans l’impossibilité de le faire. Mais, vous le voyez comme moi, il y a là un mystère, un mystère dû, je le jurerais, à quelque machination savante de ce capitaine Rutten. Et j’ajoute, pour mieux vous faire saisir la profondeur de l’intrigue à travers laquelle nous pataugeons, qu’il y a une femme dans tout ce dédale de combinaisons machiavéliques.

— Une femme ! s’écria Montjoie avec surprise. Quelle femme ?

— Je n’en sais rien, hormis son nom.

— C’est déjà quelque chose, car un nom peut produire une révolution.

— Oui, mais le nom de cette femme est si vague… elle s’appelle simplement Miss Jane.

— Miss Jane… une américaine ?

— Qui le sait ? Mais j’ai confiance en nos amis Alpaca et Tonnerre que j’ai laissés là-bas et à qui j’ai dit : Cherchez la femme !… Et cette femme, une fois entre nos mains, c’est la clef du mystère.

— Je le souhaite. Et maintenant retournez-vous à New York, ou si vous allez demeurer à Montréal pour rechercher le modèle ?

— Je n’ai pris aucune résolution encore, tout dépendra des prochains événements.

À cette minute, l’entretien de nos deux amis fut interrompu par la sonnerie du téléphone.

Montjoie saisit l’appareil qui était posé sur son bureau.

Une femme lui parla, et le jeune avocat parut très surpris.

— C’est vous, Ethel ?… Je suis enchanté…

— Lucien, écoutez, interrompit la voix de la jeune fille toute pleine d’angoisse, il nous arrive aujourd’hui une terrible nouvelle !

— Qu’est-ce donc ?

— Par une dépêche anonyme de New York on nous informe que mon père a été arrêté et mis en prison !

L’avocat tressauta.

— Arrêté ?… Mis en prison ?… Votre père, Ethel ?… Mais par qui ?… Pourquoi ?…

Et en même temps que ces questions précipitées l’avocat jetait sur Benjamin un regard éperdu. Et pourtant, chose curieuse, malgré la terrible nouvelle, William Benjamin esquissait de ses lèvres rouges un sourire tranquille.

— Par qui mon père a été arrêté ? Pour quelle raison ? reprit la voix troublée d’Ethel Conrad, la dépêche n’en dit rien.

— Mais cette arrestation me paraît impossible ! répliqua l’avocat.

— La dépêche est explicite, je vous le dis, Lucien.

— Ethel, dit Montjoie d’une voix très chagrinée, Je n’ai pas oublié nos bonnes relations d’un passé si peu loin encore. Voulez-vous me permettre de vous offrir mes services d’ami et d’avocat ?

— Votre générosité me comble. Merci. J’accepte avec le plus grand plaisir. Vous nous soulagez, ma mère et moi, d’un énorme fardeau. Merci encore.

— En ce cas, j’irai bientôt me concerter avec votre mère et vous.

— Oui, venez, nous vous attendrons.

— C’est bien. Je serai là d’ici une heure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien ! demanda Montjoie après avoir reposé l’appareil et s’être tourné du côté de William Benjamin, que pensez-vous de cette nouvelle ?

— Je m’y attendais un peu, sourit Benjamin.

— Vous savez donc quelque chose ?

— Beaucoup même. Cette arrestation de Conrad est une conséquence de la haine qu’a pour l’ingénieur son associé Robert Dunton.

Ici encore Benjamin mit l’avocat au courant des manigances de Dunton à New York et termina par ces paroles :

— Mais vous pourrez rassurer ces dames, je suis sûr que dans peu de jours tout sera rentré dans l’ordre et que tout s’arrangera selon nos désirs.

— Vous avez donc beaucoup de confiance ?

— Oui, sourit Benjamin.

Un heurt léger dans la porte interrompit de nouveau l’entretien.

C’était un messager du télégraphe.

Il regarda tour à tour les deux hommes et dit en fixant l’avocat :

— Voici une dépêche pour William Benjamin, adressée 143B rue Saint-Denis. On m’a renvoyé ici.

— Donnez, dit Benjamin, c’est pour moi.