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Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/37

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LA PETITE CANADIENNE

étrangère comme moi vous demande si à l’improviste un service ?

— Ce n’est pas votre demande de service, mademoiselle, qui m’étonne, mais plutôt l’honneur que vous me faites.

— Merci, vous me rassurez, répliqua Miss Jane en se rapprochant un peu d’Alpaca qui, involontairement, sans doute, s’écarta légèrement.

Miss Jane éclata de rire.

— Auriez-vous peur de moi par hasard ? demanda-t-elle.

— Au contraire, mademoiselle ; j’ai pour vous la plus vive sympathie.

— Pourtant, vous avez l’air de me fuir !

— Non pas… je crains seulement de déranger ou souiller les plis somptueux de votre robe.

— Oh ! n’ayez de crainte à ce sujet, sourit l’enchanteresse.

Et, plus enchanteresse, elle se rapprocha davantage… elle se rapprocha tant, que Maître Alpaca put sentir sur sa joue la tiédeur parfumée du souffle caressant de la jeune fille.

Il frissonna malgré lui, sa figure pâle s’empourpra violemment, ses paupières battirent sous les effluves fascinateurs des yeux de Miss Jane.

Il voulut parler, simplement pour dire quelque chose, ne fût-ce qu’un petit mot de galanterie, mais sa voix manqua, ses lèvres remuantes ne produisirent aucun son.

Miss Jane esquissa un petit sourire énigmatique, et elle demanda, comme pour permettre à Maître Alpaca de retrouver une contenance, sinon la voix :

— Fumez-vous, cher ami ?

— Hélas !… non, mademoiselle ! parvint à bégayer Alpaca.

— Votre ami, peut-être ?

Et Miss Jane, avec ces paroles, pencha sa tête du côté de Tonnerre que lui dérobait la haute taille d’Alpaca.

— Mademoiselle, répondit Tonnerre, je n’ai pas cette mauvaise habitude… Mais si cela vous fait plaisir…

— Oui, oui, cela me fait plaisir. Choisissez un cigare sur cette table.

— Merci.

Et Tonnerre, par crainte de commettre une indélicatesse, quitta son tabouret pour s’approcher de la table.

Miss Jane aussitôt reprenait avec Alpaca la conversation interrompue.

— Savez-vous, dit-elle très câline, que j’éprouve soudain un remords ?

— Vraiment fit Alpaca curieux.

— J’ai commis une faute à votre égard.

— Ce n’est pas possible !

— Vous allez voir, répliqua Miss Jane en riant.

Je viens justement de vous appeler « cher ami »…

— Ah ! et vous regrettez déjà de m’avoir appelé ainsi ?

— Oui, parce que cette appellation a paru vous froisser !

— Pas du tout… Je serais tellement honoré d’être « votre cher ami », répliqua Alpaca qui reprenait un peu de hardiesse.

— Alors, je ne me rétracterai pas, cher ami ? sourit Miss Jane toujours plus séduisante.

— Je souhaite que non.

La jeune fille garda le silence. Puis, comme pour arranger un pli de sa robe, elle inclina légèrement le buste et la tête et son regard à la dérobée chercha Maître Tonnerre, et ce regard fut accompagné d’un sourire mystérieux.

Voici ce que vit Miss Jane.

Sur l’invitation de la jeune fille de choisir un cigare. Tonnerre, l’instant d’avant, s’était donc approché de la table. Un premier coup d’œil caressa l’un des flacons, celui-là-même avec le contenu duquel la jeune fille avait empli les trois coupes. Un deuxième coup d’œil découvrit la boîte aux cigares, et un troisième se dirigea sur le groupe formé par Miss Jane, Alpaca et l’ottomane.

Ce troisième coup d’œil, sinon l’oreille, lui fit constater que la conversation se poursuivait et qu’on ne l’observait pas. Donc, Tonnerre choisit un cigare, l’humecta d’un tour de langue, l’alluma.

De nouveau son retard attendri se posa affectueusement sur le rutilant flacon, le même toujours, puis un quatrième et très rapide coup d’œil lancé vers l’ottomane parut lui donner l’assurance et l’audace qu’il semblait souhaiter.

Tout à fait sûr de lui, il saisit prestement, le joli flacon, l’éleva à la hauteur de son front, renvoya la tête en arrière, porta le goulot à ses lèvres, et en trois ou quatre lampées rapides et successives il mit le flacon à moitié.

C’est à la minute même où Tonnerre, les yeux au plafond, tirait ces trois ou quatre lampées que Miss Jane, par hasard, avait en se penchant tourné le coin de ses yeux noirs vers notre ami.

Lui, pourlécha ses lèvres, sourit de béate satisfaction, prêta une seconde son oreille à la conversation qui se poursuivait sur l’ottomane, y glissa un furtif regard, vit qu’il était tout à fait oublié et replaça le flacon sur la table. Puis, le cigare fumant aux lèvres, la mine fort réjouie, Maître Tonnerre regagna son tabouret.

Avant de s’y rasseoir, toutefois, il eut soin, d’un mouvement subreptice du pied, de rapprocher ce tabouret très sensiblement de la table… au point qu’il ne s’en trouva plus séparé que par une demi-longueur de bras.

Nous avons dit que la conversation avait été reprise sur l’ottomane ? En effet.

Miss Jane avait, dit, comme on se le rappelle :

— Ainsi donc, je ne me rétracterai pas, cher ami ?

— Je souhaite que non, avait répondu Alpaca.

Et lorsque Miss Jane eut arrangé le pli de sa robe et surpris la manœuvre frauduleuse de Maître Tonnerre et qu’elle fut revenue à sa position première, Alpaca avait ainsi continué l’entretien :

— Et puisque, mademoiselle, vous daignez me traiter en ami, permettez-moi de vous demander quelle serait la nature du service qu’il m’est possible de vous rendre ?

— Au fait, ce service… je l’avais oublié, sourit l’étrange créature en penchant sa tête dont les cheveux roux et soyeux effleurèrent les longues moustaches d’Alpaca. Seulement, ajouta-t-elle avec une sorte de timidité enfantine, je ne suis pas encore toute prête à vous parler de ce