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LA PETITE CANADIENNE

service. Mais en attendant, puis-je vous poser une question ?

— J’écoute de toutes oreilles.

Miss Jane, une seconde, garda le silence, et son regard qu’elle rendit très caressant enveloppa la physionomie attentive et avide d’Alpaca. Puis elle demanda, un peu riante :

— Me trouvez-vous belle ?

— Belle !… s’écria Alpaca avec extase… Mais la plus belle qui soit ! La plus charmante ! La plus exquise ! La plus ravissante des créatures humaines !… Et en même temps que ces paroles ardentes Maître Alpaca se sentit emporté sur les ailes d’un sublime vertige.

— Vraiment ? fit en souriant, la belle fille. De sorte que je ne suis pas bien loin de vous plaire ?

— Pas bien loin, dites-vous ?… Mais vous me plaisez déjà… vous me plaisez énormément… vous me plaisez à me…

— Ah ! que je suis contente ! interrompit Miss Jane avec un vrai ravissement ! Car, voyez-vous, ajouta-t-elle sérieuse, pour que j’ose vous demander un service il me faut bien savoir si je suis un peu estimée… sinon aimée !

— Aimée !… cria Alpaca plus ardemment. Quelle musique céleste que ce mot ! Aimée… mademoiselle… Oh ! ce mot que vous avez prononcé, je ne sais au juste pourquoi, oui, ce mot-là, il faut que je vous le dise autrement, tel que je le sens, tel que je le vois écrit en toutes lettres au fond de mon cœur…

Il s’interrompit subitement, fixa sur la jeune fille des yeux plus brillants que des flammes et, baissant la voix, murmura d’un accent impossible à rendre :

— Je vous aime… je vous…

— Vous m’aimez… déjà ! s’écria vivement la jolie fille en essayant de perdre son sourire.

— Mieux que cela, balbutia Alpaca, je vous adore… Je vous vénère…

— Êtes-vous sérieux ?

— Sérieux et sincère, oui. Ne le sentez-vous pas ? ne le croyez-vous pas ?

Miss Jane garda le silence et demeura pensive, comme si elle eût voulu se persuader de la vérité et de la sincérité des paroles de l’amoureux Alpaca, qui, l’angoisse dans l’âme, attendait une réponse.

Enfin, elle tira de son corsage un petit mouchoir de dentelle, essuya ses lèvres rouges et humides, sourit coquettement et mystérieusement et dit :

— Je vous crois !

Et sa tête rousse se pencha encore… effleura les poils noirs de la barbe d’Alpaca. Lui, gagné à la fin par la hardiesse que déployait la jolie fille, prit l’une de ses mains et murmura :

— Savez-vous, mademoiselle, que vous avez une petite main tout à fait exquise ?

— Vous trouvez ?

— Jamais je n’en ai vue de plus exquise !

— Vous me flattez…

— Je vous aime ! Et pour la première fois Alpaca sourit.

— Ce qui veut dire ?…

— Que flatter, lorsqu’on aime, n’est pas péché !

— Serait-ce péché que d’aimer ?

— Non… mais flatter sans aimer est, selon mon avis, une faute sociale très grave.

— Ou mieux une mesquine galanterie ?

— Et mieux encore, une injure. Or, vous savez qu’on n’injurie pas ceux qu’on aime.

— C’est vrai.

— Mais on les louange !

— Mais pas trop… se mit à rire Miss Jane.

— Assez pour s’en faire aimer.

— Avez-vous pensé que je ne vous aime pas ?

— Vous ne me l’avez pas dit.

— Je vous l’ai bien fait voir, avouez !

— Moi, je vous l’ai dit verbalement et franchement.

— Où voulez-vous en venir ?

— À une chose : que, sans vouloir paraître exigeant, ce serait justice que vous me disiez…

— Que je vous dise… Je vous aime ? interrompit la jeune fille avec un bel éclat de rire.

— Eh bien ? fit Alpaca agacé par ce rire.

— Je pense à ceci : que vous avez dit m’aimer, mais sans me le prouver !

— Quelle preuve voulez-vous ?

— Il y en a tant… c’est au choix !

— Ne pouvez-vous spécifier ?

— Dame ! comment puis-je savoir au juste ? Néanmoins, je comprends que, lorsqu’on aime, on ne se contente pas de le dire, on le fait voir par des actes, des gestes, une démonstration quelconque, amicale… suggestive… Il y a beaucoup d’amoureux qui…

Ici Miss Jane parut hésiter. Elle baissa les yeux, tripota son fin mouchoir, sembla gênée…

— Finissez ! murmura Alpaca très ému.

— Il y a donc des amants qui prouvent leur amour par un baiser… acheva la jeune fille à mi-voix.

Alpaca éprouva un éblouissement.

— Vous voulez… bredouilla-t-il.

— Sans le vouloir, interrompit Miss Jane en relevant ses paupières et en ébauchant un sourire irrésistible, je peux bien douter de la sincérité d’une parole que tant de galfâtres ont toujours sur les lèvres.

Cette fois Miss Jane arrêta son regard brûlant sur Alpaca et son sourire devint si captivant qu’Alpaca, saisit par le vertige de l’amour, ne put contenir plus longtemps le désir violent qui le consumait. D’un geste rapide il prit à deux mains la tête de la jeune fille et l’attira à lui… Oui, Alpaca oubliait tout à fait son Adeline !… Et déjà il penchait ses lèvres blêmes vers les lèvres rouges, lorsqu’il s’arrêta net en frissonnant…

Car à cette minute même une voix avinée et aigrelette proférait à quelque pas de là ces mots latins :

ET NE NOS INDUCAS IN TENTATIONEM

Puis un bruit sourd suivit, la chute d’un corps lourd sur le plancher… Puis, un bruit de flacons et de cristaux secoués… puis encore, un grondement, comme un juron inachevé… et le tout s’acheva par un ronflement heureux.

Alpaca et Miss Jane s’étaient vivement écartés l’un de l’autre, et tous deux avaient tourné la tête du côté des croisées.

Miss Jane partit de rire. Mais Alpaca fronça les sourcils en voyant Maître Tonnerre allongé sur le tapis du salon près de la table aux liqueurs, dormant profondément, et tenant en