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LA PETITE CANADIENNE

Tonnerre, puis le même bruit de porte sonnant la ferraille se fit entendre, et tout demeura dans le silence.

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Pour expliquer la situation peu confortable dans laquelle Alpaca et Tonnerre se trouvaient ce matin-là, il faut revenir à ce moment où les malandrins aux gages de Miss Jane s’apprêtaient à visiter les goussets de nos deux amis. Et si les deux maraudeurs ne mirent pas leur projet en œuvre, c’est pour la bonne raison qu’ils en furent dissuadés par l’approche d’un gardien de la paix.

Celui-ci de loin aperçut les corps immobiles des deux compères. Il s’arrêta très ému. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il n’osa pas approcher davantage, mais il considéra les deux hommes avec un œil soupçonneux et craintif. Puis sa physionomie revêtit une expression d’épouvante. Il recula de quelques pas en portant ses mains à ses yeux. Comme s’il eût voulue échapper à une vision affreuse. Puis il grommela une invocation à quelque saint probablement ennemi des spectres et des fantômes, tourna sur ses talons et partit dans une course rapide.

Un peu plus loin, il tourna sur une rue transversale, et arriva bientôt devant la devanture illuminée d’une boutique de drogues.

Il s’arrêta une demi-minute pour reprendre vent, puis il se rua sur la porte qu’il ouvrit violemment et se jeta comme un fou dans l’intérieur de la boutique. Du fond de son laboratoire le droguiste accourut, terrifié, croyant que des bandits venaient lui donner l’assaut. Mais déjà le policeman vociférait ces paroles :

— Deux hommes assassinés sur Fifth Avenue… téléphonez à l’Hôpital !

Sans en demander, davantage, le droguiste se précipita à l’arrière de son établissement pour donner l’alarme.

Le policeman, d’un autre bond, regagna la rue et, toujours à toute course, et soufflant et mugissant comme une locomotive grimpant une pente, il reprit la direction de Fifth Avenue.

Mais arrivé à l’angle de l’avenue, il s’arrêta haletant et suant. Puis tourné dans la direction où il avait vu « les deux hommes assassinés », c’est-à-dire près du Metropolitan Apartments, il sembla guetter quelque chose.

Quelques minutes se passèrent ainsi. Puis au loin les phares éclatants d’une auto tracèrent sur l’avenue un long jet de lumière, et cette auto approchait si rapidement que le policeman constata qu’elle dépassait de beaucoup la vitesse réglementaire.

Mais de suite il comprit que cette auto n’était autre que la voiture d’ambulance expédiée par l’hôpital. Il s’élança aussitôt à sa rencontre tout en criant d’une voix de stentor :

— Au meurtre ! À l’assassin ! Au meurtre !

Et en même temps il agitait terriblement les bras et les mains, dont l’une tenait « l’assommoir ». Et il criait toujours et à tue-tête, au point que les fenêtres des maisons s’ouvraient pour encadrer des têtes épouvantées :

— Au meurtre ! Au meurtre !

Enfin, le policeman essoufflé et l’auto frémissante s’arrêtèrent à dix pas l’un de l’autre.

De la voiture un individu tout de blanc vêtu sauta sur le pavé de la rue et, suivi du policeman tremblant, s’approcha de Tonnerre et d’Alpaca.

Mais un simple coup d’œil suffit à l’homme en blanc pour lui faire comprendre de quoi il s’agissait. Alors, il jeta au policeman vacillant un regard chargé de colère et demanda d’une voix indignée :

— Ce sont là vos deux hommes assassinés ?

— Eh bien !… fit seulement le policeman ébaubi.

— Eh bien ! pensez-vous que l’hôpital, à présent, va se mettre à faire la patrouille pour ramasser les ivrognes sur la rue ?… Allez donc au diable, espèce de mufle !

Et, aussi brusquement que ces paroles avaient été prononcées, l’homme en blanc fit demi-tour et regagna d’un pas rude la voiture d’ambulance. Celle-ci, la minute d’après, virait de bord et s’éloignait à toute allure.

Le policeman était demeuré stupide devant « les deux hommes assassinés ». Puis, comprenant sa méprise, il maugréa quelques sourdes imprécations à l’adresse de l’individu qui l’avait traité de mufle, et, cette fois, alla donner l’alarme aux quartiers de police de l’arrondissement.

Et quinze minutes plus tard, c’était la voiture policière qui venait faire les honneurs à Maîtres Alpaca et Tonnerre qui, en toute probabilité, se réjouissaient fort à ce moment en compagnie de quelque déesse bien galante ou d’un Bacchus bien amusant qui les roulait en des flots de nectar.

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Pour abréger cette aventure de nos deux compères, nous ajouterons que, après avoir longuement réfléchi sur leur situation, et s’être livrés aux conjectures peu plaisantes des gens qui se voient à tout coup privés par la solitude et la mélancolie d’un cachot, — nos deux amis furent conduits devant un magistrat.

Cet homme, — comme tout bon magistrat du reste, — s’empressa de faire valoir la haute autorité dont il était politiquement investi, fit à nos compères, qui riaient sous cape, une savante et philosophique remontrance en un langage choisi qui n’eut pas l’heur de déplaire à Maître Alpaca, puis condamna les deux copains à payer, chacun la somme de dix dollars… ce à quoi les deux amis acquiescèrent séance tenante et avec la meilleure grâce du monde.

Au sortir de la cour de police les deux amis s’arrêtèrent sous la marquise d’un théâtre pour délibérer.

— Qu’allons-nous faire, maintenant ? demanda Alpaca.

— Dame ! Il n’est qu’une chose à faire, ce me semble : regagner notre hôtel, rafraîchir nos habits un peu frippés, puis communiquer avec M. William Benjamin à Montréal.

— Que voulez-vous communiquer, Maître Tonnerre ?