Aller au contenu

Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/69

La bibliothèque libre.
Cette page n’est pas destinée à être corrigée.
67
LA PETITE CANADIENNE

La C ollier de Jade

Emile Lavoie

I

Inondée de lumière, la métropole se baigne dans les chaudes effluves d’un soleil implacable. Les ombres et les éclaircies estompent scs laideurs et, par contraste, illuminent les tours et les beautés architecturales de ses monuments religieux et civils. Ming-Lu-San, assise sur un haut tabouret, dans le magasin neuf de Sam Hong, regarde, à travers les carreaux poussiéreux, le va-etvient de. la rue Lagauehetièrc. La voie étroite, inégale et sinueuse fourmille, dans cette chaude après-midi de juillet 1928, d’une foule disparate, étrange et mystérieuse. Sur chaque trottoir se. croisent, dans un remous silencieux, des marchands d’articles exotiques, des blanchisseurs portant d’énormes paquets, des épiciers, des vendeurs de noix, de boudhas et d’idoles grimaçantes, des garçons de tables des restaurants « Chop Sucy » . Quelques nègres, employés des wagons-lits du Pacifique Canadien, coudoient ces types rusés de l’Orient, tandis que des portefaix venus de l’Europe Centrale, se rendent à leur dur labeur. Dédaignant le trottoir, ils marchent au milieu de la chaussée, sans s’occuper du trafic véhiculaire.

Dominant le tohu-bohu de la rue, sc perçoit clairement le bruit haletant des locomotives, le son aigu des sirènes, le bruit de ferraille et de trépidation des tramways des rues Sainte-Catherine et Craig, et le ronron sourd des fourgons à essence, symphonie de la cité grouillante et active, mais cacophonie aux oreilles de Ming-Lu-San. Elle ne peut oublier la monotonie fluide ydouce et chantante du « Chinatown » de San Francisco, d’où elle a été brutalement tirée il y avait près d’un an par Sam Hong, qui l’a achetée, dans le but d’en faire son esclave et sa concubine. En ce moment Ming-Lu-San a la nostalgie du brouillard matinal de San Francisco, de la voix rauque des signaux du port quelle s’imaginait être la voix des esprits, du scintillement pailleté d’or liquide des eaux de la baie au lever du soleil. Elle a la nostalgie du calme mystique se dégageant du sanctuaire sombre et parfumé de la rue des Etoiles Filantes où le frère de Sam Hong tient une boutique de thé, de riz et de. volailles desséchées, comme paravent à son infâme métier. Elle pense aux après-midis langoureuses et tièdes, à la brimante de quelques instantb précédant ces nuits lunaires remplies d’effluves moites et de senteurs engluantes. Elle : s’ennuie de la romance poétique de la ru« d’où elle a été violemment transplantée. Au souvenir d’un passé qu’elle jugeait déjà lointain, ses yeux noirs s’embrumèrent et elle soupira, fataliste, résignée. La rue Lagquchetière. laide impasse, rue poussiéreuse ail pavé disjoint, bordée de mansardes et de bijtisses ,à l’air vétuste et suranné était il mille, lieues de sa pensée. S’étant tournée vers la croisée ouverte de l’arrière pour jeter un regard au soleil couchant, la porte de la boutique s’ouvrit brusquement.

Une clochette., attachée au chambranle de l’ouverture, dansa une sarabande folle, jetant sa note argentine dans toute la boutique, de la cave au grenier. Ming-Lu-San descendit de son tabouret. Par un effort de volonté, elle chassa de son imagination les images qui s’y étaient formées. Souriante, elle s’appuya légèrement sur le comptoir.

Le magasin plutôt obscur créait une impression énervante. I.cs ombres indécises se profilaient de l’avant à l’arrière-boutique. Tout le câline apparent du local faisait naître dans l’ûmc un sentiment de frayeur mprbide et insaisissable. ;

Portant la main à une corde pendante, terminée par un anneau de faux-ivoire, Ming-Lu-San la tira lentement. Un faisceaui d’ampoules électriques creva le faux-obscur du magasin et l’inonda d’une lumière vive. L’intrus clignota, hésita quelque peu, se ressaisit avec une maîtrise parfaite, et s’avança près d’un comptoir vitré rempli de camelote.

Ming-Lu-San vit un jeune homme — è pour elle un démon étranger — robuste, bien bâti, à la figure ouverte, traversée d’un pli amer à la commissure des lèvres, habillé d’un veston râpé, de souliers éculés, et coifféj d’une casquette effiloquée à couleur neutre. Le considérant de son regard limpide et sans fausse honte, clic vit que le jeune homme avait de grands yeux gris, honnêtes et francs, et une sympathie si attirante ? qu’elle sourit en elle-même.

orable

—Y a-t-il quelque chose que l’hoi monsieur voudrait acheter de son esclave — demanda-t-elle en un français bizarri i, pro-