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LE MENDIANT NOIR

suite étonné de trouver autant de grâce, d’élégance et de distinction chez cette jeune fille d’une éducation très soignée, comme il avait été surpris de découvrir dans le père Turin un homme qui n’était sûrement pas à sa place dans ce monde de parias et de déshérités. Il y avait là un mystère que le jeune homme s’était promis de pénétrer. Philippe avait surtout remarqué la candeur de Constance. Elle lui avait semblé appartenir plus au ciel qu’à la terre.

Un dimanche, il l’avait remarquée à Notre-Dame des Victoires où, pieusement agenouillée et recueillie, elle lui était apparue comme une vierge du ciel prosternée en adoration devant le trône de Dieu. Et Philippe s’était souvent demandé qui était cette jeune fille. Par les traits et la taille elle avait quelque ressemblance à une jeune fille de la haute-ville, mais une jeune fille de noblesse. Il avait été longtemps très intrigué. Mais voilà que tout mystère s’éclipsait en découvrant que cette jeune fille exquise était l’enfant du père Turin. Sa joie fut d’autant plus grande qu’il considérait le père Turin comme un ami, et que depuis quelques mois déjà il avait senti naître entre lui et Constance un lien de sympathie. De la sympathie seulement ?… Ah ! si Philippe eût sondé à ce moment-là son cœur, s’il eût scruté ce cœur jusqu’en ses replis les plus profonds, peut-être eût-il découvert autre chose qu’un simple sentiment de sympathie !

Quoi qu’il en fût, Constance revint bientôt dans la salle avec sa mère. C’était une femme vieillie avant l’âge, et Philippe pensa, en la comparant à sa fille, qu’elle avait dû être belle dans sa jeunesse. Aujourd’hui, brisée par quelque secrète douleur peut-être, elle n’était plus qu’une ruine humaine avec sa maigreur excessive et son teint blafard. Elle avait un air timide et sa démarche était hésitante. Ses lèvres blanches et sèches esquissaient un sourire contraint. Ses yeux bleus erraient sans cesse de droite à gauche, craintifs, inquiets ou soupçonneux.

Elle salua Philippe d’une inclinaison de tête sans proférer une parole.

— Ma chère amie, dit le père Turin, je t’ai fait venir pour vider une coupe de vin à la santé de Monsieur Philippe, et pour boire en même temps à la prospérité de la besace.

Dans ces dernières paroles du vieux mendiant, Philippe Vautrin crut saisir une mordante ironie.

Il regarda Constance et sourit.

Déjà le père Turin avait empli les quatre coupes de cristal et ajoutait :

— Allons ! mes amis, buvons à la santé du roi de la France et à celle de la Nouvelle-France !

Il éleva sa coupe et la choqua doucement contre celle de sa femme, tandis que Philippe Vautrin et Constance choquaient les leurs.

— Et à votre santé, père Turin, prononça le jeune homme, et aussi à la santé de Madame et de Mademoiselle !

Les coupes furent vidées. La vieille femme, sans mot dire, retourna à la cuisine. Alors, le père Turin se pencha à l’oreille du jeune homme et murmura :

— Monsieur, avez-vous remarqué ma pauvre femme ? Hélas ! elle n’a plus sa raison.

Le vieillard s’interrompit pour essuyer une larme et poursuivit :

— Ah ! monsieur, le malheur frappe des fois si inopinément et si fort, que les têtes les plus fortes ne peuvent souvent en supporter le choc !

Philippe acquiesça de la tête et leva les yeux vers Constance ; il vit dans les regards de la jeune fille des larmes tout près de tomber. Ah ! s’il ne se fût retenu il se serait élancé vers la pauvre enfant et il aurait bu à ses yeux ces larmes qui allaient tomber. Puis tout à coup gêné par l’attitude triste du père et de la fille, il se leva pour prendre congé.

— Ah ! monsieur, s’écria le père Turin, puisque vous connaissez à présent le chemin de mon domicile, je compte que vous reviendrez.

— Certainement, père Turin. Je n’oublierai jamais l’aimable hospitalité que je viens de recevoir, comme je n’aurai garde d’oublier ma dette de reconnaissance envers mademoiselle Constance.

Philippe Vautrin s’inclina pour s’en aller.

Mais le mendiant le retint encore.

— À propos, serez-vous de la Fête de la Besace, demain ?

— Mais… je croyais que c’était aujourd’hui Fête de la Besace, répliqua le jeune homme avec étonnement.

— C’est aujourd’hui, oui, sourit le père Turin, mais elle a raté.

— Tiens !

— Nous avons été tout à l’heure dispersés par le Lieutenant de Police et ses gardes !

— Ah ! ah !

— On m’a attaqué le premier en m’arrachant notre étendard.

— Voilà du nouveau.