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LE MENDIANT NOIR

relise ces notes de mon père afin d’éclairer mon esprit.

Il alla s’asseoir à sa table, ouvrit le coffret et en tira un cahier qu’il se mit à parcourir page à page.

— Voici, dit-il après un moment de recherche et en s’arrêtant à une page d’un manuscrit jauni par le temps, ce que dit mon père.

« Comme tu l’as vu par ce qui précède, je fus sans le savoir le complice de cet infâme Jacques Marinier. Ce fut un an après que Nolet eut été dépossédé de ses biens et que Marinier m’eut vendu sa part de rapine que je fus mis au courant de l’escroquerie. Je voulus rendre à Nolet son bien, mais lui-même avait disparu avec ses deux fillettes, Constance et Philomène, et avec sa femme tombée malade à la suite de cette ruine. Je lançai de suite Maubèche, que la douleur venait de frapper durement par la perte de sa fillette noyée et disparue dans le torrent d’un ravin profond, sur les traces de Marinier et de Nolet, et il lui fut impossible de le retracer. Quant à Marinier, il apprit qu’il avait gagné les Indes où il avait séjourné quelques années. C’est alors que je tombai malade. Je rappelai Maubèche. Tu étais à ce moment à tes études en France. Je te fis venir immédiatement, et dans la crainte de mourir avant ton arrivée, je me hâtai, quoique bien souffrant, de mettre à point ce manuscrit. Je te lègue donc le soin de réparer le mal fait. Tu trouveras probablement Marinier aux Indes, et Nolet en France où il a dû se réfugier. Ils ont pu changer de nom, et ta tâche sera rendue plus difficile. Quant à Nolet, il pourra t’être plus facile de le retrouver par ses deux fillettes jumelles, Constance et Philomène, dont je t’ai fait le portrait. Si jamais tu te trouves sur leur route, tu ne pourras pas être induit en erreur… »

Le jeune homme abandonna la lecture du manuscrit, se leva et reprit sa marche.

— Pas être induit en erreur… murmura-t-il avec un haussement d’épaules. Ah ! mon père ne savait pas qu’il me faudrait dix ans presque pour retrouver Marinier et Nolet, si je les avais retrouvés ! Car en dix ans on change ! Est-ce que je suis au physique ce que j’étais il y a dix ans, alors que je quittais mes études en France pour accourir au lit de mort de mon père, alors que je n’avais que vingt ans ? Non. Qui me reconnaîtrait de mes anciens camarades d’étude ? Pas un, je suis sûr. Et elles, ces fillettes, n’arrivent-elles pas aujourd’hui à vingt ans ? Elles étaient blondes… Je tiens bien une Philomène blonde, mais la Constance que j’ai retrouvée est châtaine. Certes, je m’imagine bien que la couleur de ses cheveux a pu changer ; mais ce que je ne saurais m’expliquer, c’est qu’elle n’ait pas de sœur jumelle. Et en supposant que ma Philomène et ma Constance seraient sœurs jumelles, comment se peut-il faire qu’elles soient, l’une fille de mendiant et l’autre nièce d’un riche commerçant ? Allons ! j’ai peur d’avoir fait une fausse route. Depuis six mois je tâche de pénétrer le mystère, mais je n’y arrive pas. Oh ! quant à Marinier, bien qu’il ne ressembla pas au portrait qu’en fait mon père, je suis presque convaincu que c’est lui ; et pas plus tard que ce soir je compte savoir toute la vérité. Quant à Nolet… ah ! quant à celui-là je m’y perds de plus en plus ! Il m’a été impossible de sonder le passé du père Turin qui, à l’entendre parler, ne connut jamais d’autre métier que la besace. Ah ! comme le sort est injuste parfois : voici un honnête homme qui par un travail opiniâtre s’était conquis une certaine aisance. Un coquin survient qui le dépouille de cette aisance. Les années passent… Le coquin réussit à ce point qu’il est devenu un très riche négociant, très honoré, influent, ami intime de Monsieur le Gouverneur, et ayant une nièce très belle que courtise Monsieur le Lieutenant de Police ! Et l’autre, l’honnête travailleur est tombé, ou plutôt est resté dans la mendicité où il a été jeté ! Mais encore une fois, est-il bien possible que ce soit les deux hommes que je cherche ? Dans le flot de doutes qui m’entoure et m’assiège, il me semble que j’entends une voix me dire que je touche enfin au but !

Il se tut et continua à marcher, s’abîmant de plus en plus dans ses pensées. Il fut tiré de sa rêverie par un léger heurt dans la porte. Il s’arrêta, un éclair de froide énergie illumina sa prunelle noire et il murmura :

— Oui, ce soir… pas plus tard que ce soir il faudra que je sache !

Il alla ouvrir la porte. Le nain que nous avons entrevu entra.

— Pourquoi n’entrais-tu pas, Maubèche, puisque c’était toi ?

— Parce que, Maître, répondit humblement le nain, je craignais de vous déranger en entrant brusquement. Tenez ! ajouta-t-il, voici les deux rapières ; je pense que vous les trouverez solides.