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LE MENDIANT NOIR

enfourche et je vous pourfends comme je pourfendrais des oreilles d’âne ! Place !…

La voix du nain avait retenti par tout le château.

Devant la rapière qui zigzagua les portiers et huissiers reculèrent prudemment, mais sans encore livrer passage.

À cet instant le Marquis de la Jonquière interrogeait les gens pressés autour de lui :

— Ah ! ça, que veut dire ce chahut, messieurs ?

Mais déjà un portier accourait pour lui annoncer l’étrange visiteur.

— Eh bien ! s’écria le marquis avec humeur, faites entrer, ce n’est qu’un homme après tout !

— Un homme !… fit le portier en lui-même en courant porter l’ordre de livrer passage au nain. Un homme !… Son Excellence verra bien tout à l’heure que ce n’est pas un homme ! Par la Porte du Paradis ! c’est une rognure d’homme, pas davantage !

Et, scandalisé que l’individu eut été appelé un homme, le portier accourut dire au personnage :

— Eh bien ! Monsieur de… Bobèche…

— Maubèche… corrigea rudement le nain.

— Ah ! pardon, Monseigneur de Maubèche, sourit narquoisement le portier. Son Excellence vous recevra. Passez, Monseigneur…

Et plus narquois il s’effaçait et s’inclinait. Les portiers et huissiers s’inclinaient aussi avec une déférence moqueuse.

Maubèche franchit le seuil de la haute porte du vestibule, enleva son tricorne, et fier, droit, mais pas haut du tout, la main toujours posée sur le pommeau de sa rapière, il s’avança vers M. de la Jonquière.

Celui-ci regardait avec surprise venir ce bout d’homme. Attirés par la dispute, les invités se pressaient dans les portes pour regarder passer ce personnage extraordinaire. Un silence se fit pour quelques minutes. Maubèche, comme si de rien n’était, marchait avec un air solennel, boitant et zigzaguant, mais le visage impassible qu’éclairaient ses yeux perçants et pleine d’un dédain impossible à traduire.

Arrivé devant le gouverneur, il s’inclina non sans une certaine grâce, et dit d’une voix rude et profonde :

— Excellence, j’ai été chargé d’une mission très urgente auprès de vous, et je demande pardon à Son Excellence de l’avoir troublée au milieu de cette fête magnifique !

— Quelle est votre mission ? interrogea sourdement le gouverneur en toisant le nain avec une sorte d’ahurissement.

— Un message, Excellence… un message que voici !

Le nain tendit un pli scellé de cire noire.

— Et d’où vient ce message, monsieur ?

— De mon maître, Excellence.

— Ton maître ! Qui est ton maître ?

— Vous le saurez, Excellence, en lisant ce message, je crois que le nom de mon maître est au bas.

— Y a-t-il réponse immédiate ? interrogea le marquis, très intrigué.

— Non, Excellence. Je n’ai pas l’ordre de rapporter une réponse.

— C’est bien.

Le marquis fit signe à Maubèche de se retirer. Puis il remit le pli à un domestique, disant :

— Vous m’apporterez cette missive tout à l’heure, quand je serai dans mes appartements.

Il donna un ordre bref et tourna le dos. Son valet de chambre s’empressa de lui offrir le bras, et le marquis se dirigea vers l’escalier pour remonter chez lui.

Cependant Maubèche regagnait, aussi solennellement qu’il était venu, la porte de sortie.

Le silence était maintenant rompu. Toutes espèces de murmures et de chuchotements couraient dans la foule des invités. Au premier rang se tenait un jeune homme élégant et de manières distinguées, quoique vêtu d’un goût plutôt sévère pour son âge. Maubèche et le jeune homme parurent échanger un regard d’intelligence. Le sourire ironique du nain s’amplifia. Les jeunes femmes, qui virent ce sourire, frissonnèrent involontairement. Ce nain, pourtant, n’avait pas un air méchant. En considérant bien attentivement sa figure, on y découvrait parmi un assemblage d’audace et d’énergie, une certaine douceur alliée à une expression de dévouement et de fidélité. Il est vrai de dire que le nain affectait, aux yeux de la valetaille, de se donner une allure terrible. La porte de sortie était dégagée, portiers et huissiers s’étaient rangés le long des murs, et, narquois, regardaient venir Maubèche toujours sautillant et boitant.

L’un des huissiers remarqua avec un sourire sarcastique et assez haut pour être entendu :

— Monsieur de Maubèche a une rapière trop lourde pour lui, elle le fait pencher à gauche !