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LE MENDIANT NOIR

VI

LA LETTRE ACCUSATRICE


Le marquis de la Jonquière était remonté à sa chambre, épuisé par l’effort qu’il avait fait pour aller saluer ses invités. Il demeura seul avec son valet de chambre qui lui remit alors le pli apporté par Maubèche, disant :

— Si Son Excellence désire prendre connaissance de cette missive.

— Au fait, sourit maladivement le Gouverneur, j’avais oublié.

Il était à demi couché sur une chaise-longue devant le feu de la cheminée qui flambait comme en janvier, bien que la température fût ce soir-là plutôt tiède. Mais le vieillard avait toujours froid, et il rudoyait les domestiques, s’ils oubliaient de faire du feu dans la cheminée.

Il prit le pli scellé de cire noire et l’examina curieusement. Il n’y avait dessus nulle suscription.

— Apportez, mon ami, ce candélabre ! commanda-t-il au valet de chambre.

Celui-ci prit sur une table un candélabre à cinq bougies et l’approcha du vieillard. Puis il leva le candélabre de façon que la lumière tombât sur le message.

Le marquis déchira l’enveloppe et en tira la lettre suivante :

« Excellence, vous me pardonnerez de vous importuner, alors que votre santé est fort chancelante et que vous avez besoin d’un repos absolu. Mais c’est précisément à cause de votre état de santé qui, suivant les dires de votre médecin, doit inspirer les plus fortes craintes, que je viens solliciter de votre justice un acte de réparation envers un pauvre malheureux, dont, pour le moment, je dois taire le nom. Je serai bref dans l’exposition de ma démarche : il y a près de douze ans passées, un aventurier, dont malheureusement je n’ai pu me procurer les antécédents, dépossédait de tous ses biens un honnête sujet du roi qui se trouvait en Louisiane le possesseur de belles propriétés. L’aventurier s’était présenté avec des parchemins portant les signatures imitées de trois ministres du roi Louis XV, parchemins qui déclaraient les propriétés domaine royal et niaient au propriétaire tous droits de possession. Certes, le domaine était au roi, mais il fallait tenir compte que cet homme, qui était alors le propriétaire et l’occupant, avait pris ces terres alors qu’elles étaient sauvages, incultes, et l’on avait oublié qu’elles étaient en tous droits devenues la propriété de celui qui par ses capitaux et son travail les avait mises en valeur, pourvu que cet occupant en eût au préalable fait la déclaration au Gouverneur de la Louisiane et payé la prime réglementaire. Or, cette déclaration avait été faite en temps et lieu et la prime avait été dûment payée ; mais malheureusement il appert que le Gouverneur avait oublié de faire consigner dans les registres de la colonie telle déclaration et telle prime. Il est vrai que le propriétaire pouvait réclamer auprès du gouverneur et obtenir justice, mais ce gouverneur était mort et celui qui l’avait remplacé ne connaissait rien de l’affaire. Du jour au lendemain le propriétaire se vit donc dépossédé de biens acquis, et il se vit jeté sur le grand chemin avec sa famille. Quelques jours après l’aventurier vendait ce bien mal acquis et venait en la ville de Québec s’établir dans le commerce. Cet homme à présent est très riche et il occupe un rang honorable, tandis que sa victime croupit dans la mendicité. Eh bien ! Excellence, il faut à présent prendre à cet aventurier les biens qu’il a volés, et j’ai compté sur votre esprit de justice pour régler au plus tôt cette affaire, et la régler, si vous le voulez, sans esclandre. Je ne demande pas le châtiment du voleur puisqu’en rendant les biens volés il se trouvera suffisamment puni. Il me reste, Excellence, à vous dévoiler maintenant le nom de l’aventurier : il s’appelait Jacques Marinier. Naturellement, il a changé de nom. Aujourd’hui, il porte le nom bien connu dans la cité et bien respecté de… Monsieur de Verteuil. »

La lettre se terminait là, sans signature.

Le marquis la laissa tomber sur ses genoux et commanda au valet :

— C’est bien, posez le candélabre.

Le valet s’éloigna.

Le marquis renvoya sa tête sur le dossier de la chaise et demeura les yeux fermés et rêveur. Les flammes de la cheminée en se jouant sur la peau parcheminée de son visage, donnaient à celui-ci une lividité cadavérique. Et le marquis demeurait si immobile, si rigide, qu’on l’aurait cru trépassé.

Après un long moment de méditation, il appela son domestique et lui dit :

— Allez portez à mon neveu que je le mande à l’instant !

Le valet s’inclina et sortit sans bruit.

M. de la Jonquière se replongea dans sa rêverie. De temps en temps ses doigts mai-