gres et décharnés froissaient fébrilement le papier, et ses lèvres remuaient sans qu’il en sortit un son quelconque.
Quel effet moral avait pu produire sur ce financier retors la lecture de cette lettre ? On lui demandait de réparer un acte de malhonnêteté commis par un autre. On le sommait presque de faire rendre gorge, Mais est-ce qu’à lui-même on aurait pu adresser la même sommation, non de faire rendre gorge, mais de rendre gorge ? N’y avait-il pas de par le monde quelque miséreux qui souffrait à cause de lui ? Certes, le marquis de la Jonquière était trop homme d’honneur pour avoir dépouillé son prochain par tels procédés comme en avait usé ce Verteuil, ou plutôt Jacques Marinier. Mais le marquis n’avait-il pas dépossédé de pauvres débiteurs qui ne lui demandaient qu’un peu plus de temps pour s’acquitter de leurs dettes ? N’avait-il pas été dur et impitoyable en certains cas ? Et n’en éprouvait-il pas, à la veille de rendre ses comptes à son Créateur, quelques remords ? Ne sentait-il pas le besoin de réparer des torts ? Et si, de fait, sa conscience lui commandait telle réparation pour lui-même, pouvait-il nier la réparation due par un autre ? N’était-il pas juste que l’homme dépouillé malhonnêtement de ses biens fût réinstallé dans ces mêmes biens ? Et n’était-il pas juste encore que l’autre, l’escroc, l’aventurier, fût châtié ?…
Que pensait au juste le marquis de la Jonquière ? Pensait-il, comme tant d’autres, qu’en ces pays de jeune colonisation, où la justice et la morale n’étaient encore que superficielles, la fortune devait aller au plus fort, au plus malin, au plus habile, même si l’habileté portait un vernis d’escroquerie ? S’il était réellement de cet avis, et si, d’un autre côté, pressé par la vision de la mort prochaine, il était tenté de faire rendre justice à qui de droit, comment, allait-il concilier deux opinions contraires ? Certes, il voyait devant lui une tâche délicate, et peut-être même épineuse. D’autant plus délicate que M. de Verteuil était un ami, qu’il était reconnu comme un homme honorable et qu’il avait beaucoup d’amis. Plus que ça : son neveu… oui le neveu du marquis de la Jonquière, M. le Lieutenant de Police Gaston d’Auterive venait d’être fiancé à la nièce du riche et honoré commerçant ! Dévoiler l’escroquerie de Verteuil… quel scandale ! Était-ce possible ? Le marquis frissonna. Pour la première fois en sa vie le devoir le plus implacable se présentait, qu’allait-il faire ? Reculer ?… Il y songea. Il y songea en se disant que cette lettre dénonciatrice pouvait être l’œuvre d’un jaloux ou d’un envieux. Si c’était l’œuvre d’un rival à Gaston d’Auterive ? À moins que ce ne fût un ennemi de Verteuil ? Alors cette lettre pouvait n’être qu’un tissu de mensonges et de calomnies ! Oui, mais, le marquis sentait qu’il se dégageait de ce parchemin une vérité indéniable. Mais, après tout, si cette lettre était fausse, s’il y avait là seulement calomnie, il serait facile à Verteuil de nier et de prouver clair comme le jour la fausseté de l’affirmation !…
Le vieillard en était là de ses réflexions, lorsque parut le Lieutenant de Police.
— Approchez, Gaston, et voyez pourquoi je vous ai fait mander.
D’une main tremblante il tendait à son neveu la lettre anonyme.
Le Lieutenant de Police prit la lettre et s’approcha du candélabre pour la lire.
La vue du nom de Verteuil parut le glacer, et il devint très pâle.
Il retourna près de son oncle dont la respiration semblait plus difficile. Le vieillard demeurait la tête renversée sur le dossier de la chaise et les yeux fermés.
— D’où vient cette lettre ? interrogea le jeune homme d’une voix ?
— Est-ce que je sais ? murmura le marquis sans ouvrir les yeux. Elle est anonyme… elle n’a pas même une signature. Mais je me rappelle qu’elle m’a été apportée tout à l’heure par une sorte de nain grotesque qui m’a déclaré venir de la part de son maître.
— Ah ! fit le Lieutenant de Police avec un soupir d’espoir. Si cette lettre avait un messager que vous avez pu voir et que vous pouvez reconnaître, l’anonymat est moins ténébreux. Une sorte de nain grotesque, avez-vous dit ?
— Oui, un nain avec un crâne énorme, des yeux à fleur de tête, des oreilles très larges, un nez camard, une bouche ou plutôt une gueule mal fendue et mal tordue, et avec un petit corps bossu emmanché de bras et de mains d’une longueur et d’une grandeur démesurées, et le tout perché sur des jambes fines et fortes…
— Était-ce un valentin ?
— Ou un pitre ? Que sais-je !
— Ou un suppôt de satan ?
— Il m’a fait presque peur !
— J’ai vu cet être infernal à deux ou trois reprises.
— Tu le connais donc ? demanda le marquis en se soulevant sur les bras de son fau-