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Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/66

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LE MENDIANT NOIR

la raison et demeurait pétrifié tout en tenant le candélabre. Vautrin reculait en bouchant ses yeux de ses deux mains et en murmurant :

— Ah ! quel rêve monstrueux nous faisons tous !

Et le nain, serrant de plus en plus Philomène contre sa poitrine, baisait ses lèvres blanches, ses paupières closes, et répétait :

— Ma fille !… mon ange !… ma Philomène !…

Et alors, chose étrange, sous les caresses de cet être laid, difforme, affreux, et qui, cependant, devenait beau, beau de l’amour paternel qui le transformait, le grandissait, oui, Philomène ouvrait les yeux, regardait cette face rouge, ces yeux à fleur de tête, cette bouche énorme, ces cheveux roux en désordre, et ses lèvres à elle s’ouvraient, elles souriaient aussi…

— Ah ! Dieu puissant ! s’écria le nain avec délire, elle me reconnaît, ma Philomène !… Ah ! qui t’ôtera à moi, à présent ?

— Maubèche !… cria Vautrin, croyant que le nain était soûl.

— Arrière ! clama le nain en se redressant. Ne m’appelez pas Maubèche devant Mademoiselle ma fille ! Monsieur, ajouta-t-il sur un air hautain et avec une gravité d’accent qui impressionna tous les spectateurs de cette scène, appelez-moi « Monsieur de Verteuil » devant ma fille !

— Verteuil !… fit Vautrin en oscillant. Ah ! Nolet, dites-moi que je rêve ou que cet homme est fou !

— Fou ! cria le nain. Oui, monsieur, vous êtes fou ! Suivez-moi !

Et, tenant toujours Philomène dans ses bras, il s’élança vers le salon, suivi de Vautrin, de Nolet toujours armé du candélabre, et de Constance que la curiosité entraînait malgré elle.

Le nain s’arrêta devant le commerçant, toujours couché sur le plancher et ficelé.

— Allons ! toi, Marinier, clama-t-il, dis comment je m’appelle ! Parle ! je te promets la liberté et la vie ! Parle, maudit !

— Tu t’appelles… Jean-Paul de Verteuil ! prononça fermement le prisonnier.

Le nain lança un ricanement de joie sauvage. Il courut déposer sa fille sur le divan, tira de son sein un médaillon et revint à Vautrin et Nolet, disant :

— Regardez… n’est-ce pas ma fille ?

Déjà Philomène accourait se pendre au cou du nain et s’écriait, ravie, heureuse :

— Oui, vous êtes mon père… car je le sens là dans mon cœur !

— Oh ! ma fille ! ma fille !…

Le pauvre Maubèche, ne pouvant plus se contenir, se mit à pleurer.

Philomène courut à Constance, l’embrassa et dit, les yeux pleins de larmes :

— Oui, Constance, c’est mon père… mon vrai père !

Maubèche avait déjà, par un rude effort d’énergie, comprimé ses larmes. Il tira un poignard, marcha à Marinier et dit :

— Je t’ai promis la liberté et la vie ?…

Marinier, voyant briller au-dessus de sa tête la lame étincelante du poignard, ferma les yeux : il pensa que sa dernière heure était venue.

Mais vivement le nain coupa ses liens et dit :

— Tu es libre, Marinier, va !

Le commerçant jeta un cri de rage folle et bondit. Il arracha des mains de Maubèche le poignard et se rua contre Vautrin. Celui-ci, d’un mouvement rapide, saisit la main armée, la tordit et fit échapper l’arme.

Les deux jeunes filles, serrées l’une contre l’autre à quelques pas de là, avaient fermé les yeux.

Mais le nain au même instant poussait un cri terrible, bondissait, saisissait Marinier à la gorge, le renversait, puis le ligotait de nouveau.

La seconde d’après il se relevait et disait seulement à Vautrin :

— À présent, il vous appartient !

— C’est bien, répondit Vautrin froidement.

Puis, se tournant vers les autres spectateurs de ce drame, il commanda :

— Mesdemoiselles et vous, messieurs, je vous prie de me laisser seul avec cet homme !

Philomène et Constance, Nolet et Maubèche se retirèrent silencieusement dans une pièce voisine.

Philippe Vautrin, alors, s’approcha de Marinier et dit :

— Je te promets également la liberté et la vie, mais à condition que tu me fasses une confession entière, écrite de ta main, et que tu restitues ce que tu as volé.

— Non ! proféra Marinier d’une voix sourde.

— En ce cas, tu vas mourir !

— Je préfère la mort à la mendicité !

— Eh bien ! écoute : une fois que tu auras écrit ta confession, je te remettrai la somme de cinquante mille livres, puis tu partiras pour la France sur le prochain navire. Un navire sera en partance demain ou après-demain. Est-ce entendu ?