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LE MENDIANT NOIR

manquait quelque chose au couronnement de cette œuvre… il manquait à Philippe une jeune fille !

Il soupira fortement et se replongea dans son rêve sans avoir même la notion du chemin qu’il parcourait.

La voix de Pierre Nolet le ramena à la réalité de l’existence.

— Nous voici, Philippe !

Le jeune homme s’arrêta net et vit Constance qui lui souriait doucement, tandis que l’ancien mendiant ouvrait la porte de sa cambuse.

Ce sourire de la jeune fille fit mal à Philippe. Il s’inclina et murmura à peine distinctement :

— À demain, mademoiselle !

Constance ne répondit pas. Ses yeux de saphir s’humectèrent et elle regarda le jeune homme s’éloigner le long de l’étroite ruelle.

Nolet venait d’allumer à l’intérieur du logis une bougie, et Constance l’entendit pousser tout à coup une exclamation de surprise.

Elle se précipita dans la maison où elle aperçut son père muet, tremblant et livide devant un fauteuil sur lequel reposait Mme Nolet.

Saisie par un pressentiment, la jeune fille prit vivement une main de sa mère ; la main était froide, inerte et raide. La jeune fille l’abandonna aussitôt, tomba à genoux et éclata en sanglots.

Une minute funèbre passa, une minute qui à Nolet et à sa fille sembla durer un siècle ; puis dans le rayon de lumière une silhouette d’homme se profila. C’était Philippe Vautrin qui avait entendu l’exclamation de Nolet, et qui, mû aussi par un pressentiment, était revenu sur ses pas.

— Allons ! dites-moi ce qui arrive encore ? interrogea-t-il en entrant.

Mais il demeura cloué sur place en découvrant Constance à genoux et pleurant devant le corps inanimé de sa mère, et Pierre Nolet debout, sombre et rigide.

Alors il comprit et s’agenouilla près de la jeune fille. Unissant son âme à celle-ci il pria pour le repos de l’âme de cette pauvre femme que Dieu était venu chercher au moment où les joies de la terre allaient s’offrir à elle. Mais Philippe pensait avec raison que là-haut elle allait trouver des joies bien supérieures.

Tout à coup dans la nuit calme retentit un son de cloches lent et morne… De tous les clochers de la haute-ville tombaient les accents funèbres d’un glas.

Nolet sursauta… Philippe se leva et courut à la porte de la cabane, tandis que, curieuse et stupéfaite, Constance le suivait de ses regards mouillés.

Une rumeur sourde et comme plaintive emplissait peu à peu toute la cité. Puis une voix clama quelque part dans la Cité des Mendiants :

— Monsieur le Gouverneur vient de trépasser… priez pour le repos de son âme !

En effet, au moment où deux heures sonnaient, le Marquis de la Jonquière, entouré de son médecin, d’un père Jésuite, du Lieutenant de Police et de son valet de chambre, expirait tranquillement sur sa chaise-longue…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mort du Marquis de la Jonquière, de même que le trépas de la femme de Nolet, avait empêché la célébration de la Fête de la Besace. Et le surlendemain, tandis qu’on célébrait les funérailles du gouverneur à la chapelle des Ursulines, à Notre-Dame-des-Victoires avaient lieu celles de Mme Nolet. Là, assistaient avec le plus grand recueillement toute la mendicité.

À midi, Philippe Vautrin pénétrait dans sa cahute. Après l’enterrement de la femme de Nolet, il s’était rendu chez Mtre Bernard, notaire, et y avait terminé les affaires de restitution dont il avait été chargé. Il ne lui restait plus qu’à porter certains papiers à Maubèche et à sa fille, et qu’à remettre à Nolet les cent mille livres d’or qu’il possédait là dans un coffre.

De ce coffre il tira plusieurs parchemins qu’il déchira et brûla. Ceci fait, il se mit à marcher, la tête penchée, les mains au dos, sombre et triste.

On frappa à la porte. Il alla ouvrir.

Quatre mendiants étaient là.

— Monsieur, dit l’un d’eux avec respect, nous sommes venus chercher ce coffre.

— Entrez, dit le jeune homme.

Il les conduisit dans sa chambre, leur indiqua le coffre et reprit :

— Allez porter ce coffre chez le père Turin. Deux d’entre vous le porteront jusqu’à mi-chemin, puis deux autres le prendront, car il est lourd.

L’instant d’après les mendiants s’en allaient avec le coffre.