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Page:Lebel - Les amours de W Benjamin, 1931.djvu/35

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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

chercher une piste de ce Lebon ; car je ne serais nullement étonné que Conrad et Lebon se fussent associés pour monter contre moi ce coup du Chasse-Torpille.

— Quant à Lebon, je sais que la police régulière fait des recherches actives.

— Eh bien ! tâchez de prouver que vous valez mieux que la police de l’Hôtel de Ville, et mieux que toutes les polices du monde !

Le détective ébaucha un sourire d’orgueil et dit :

— Soyez assuré que nous ne négligerons rien pour arriver à ce but.

— Très bien. Maintenant avez-vous besoin d’argent ?

— C’est toujours commode sur le sentier de la guerre, répondit l’agent avec un gros rire.

Dunton écrivit un chèque sur son carnet personnel.

Puis l’agent empocha le chèque et prit congé.

Alors Dunton se leva, fourra les mains dans ses poches et se mit à parcourir son cabinet d’un pas rude. Sa figure blême prenait des tons cadavéreux, ses yeux étincelaient, et de ses lèvres blanches se mirent à tomber ces paroles :

— Enfin, je le tiens, j’en ai le pressentiment, la certitude ! Et dire que depuis dix ans je demeure l’associé de cet homme ! Dix ans que Conrad m’impose ses volontés ! Dix années !… Est-ce possible ? Oui, dix années que je subis ses caprices et ses fantaisies ! Si je me lance dans une affaire, il me contrecarre ! Si je refuse de marcher au gré de ses idées illusoires, il me dénigre, m’injurie et se fiche de moi ! Étant son égal, il veut m’asservir ! Pour lui je suis un peu moins que le dernier de nos salariés !

Un sombre rictus plissa ses lèvres livides et il poursuivit :

— Oh ! je hais cet homme comme jamais il ne peut être possible à une intelligence humaine de haïr ! Je le hais depuis le jour où, triple niais que j’ai été, je me suis laissé enivrer par ses belles paroles, éblouir par les millions qu’il a fait miroiter à mes yeux ! Je le hais depuis ce jour néfaste dans ma vie où j’ai accepté de devenir son associé ! Je le hais davantage aujourd’hui parce que, au lieu de millions accumulés, nous n’avons, ou mieux je n’ai entassé que des misères et des déceptions ! Dix ans de travail ingrat, d’asservissement, de haine, d’abominations ! Mes épargnes n’atteignent pas cinquante mille dollars ! Et lui, il vit comme un prince ! Son compte de banque se chiffre dans les cent mille dollars ! Je me suis laissé voler comme un sot ! Et plus fou que le plus insensé des insensés, et en dépit du passé, en dépit de la profonde malhonnêteté de cet homme, en dépit de ma haine pour lui, oui, en dépit de tout cela, je me suis laissé rouler encore comme un enfant dans cette affaire de Chasse-Torpille !

Il se tut brusquement, frappa le parquet de son pied et une sourde imprécation vient mourir sur ses lèvres sèches. Puis il reprit sa marche saccadée, pour continuer ainsi la suite de ses pensées :

— Oh ! mais la coupe est pleine ! L’heure est venue de lui faire rendre compte ! Je ne peux pas… non ce n’est pas possible d’aller ainsi plus loin ! Il faut que l’un de nous deux tombe et disparaisse ! Mais il faut aussi que lui me paye, et cher, ces dix années de misères et d’abjection ! Oh ! Conrad, grinça-t-il en ébauchant un geste de menace, je ne serais pas étonné qu’il y eût du sang sur les empreintes de tes pas ! J’ai presque la certitude qu’il y a des cadavres le long de la route que tu as parcourue ! Oui, qui sait si, pour faire retomber le vol sur notre ancienne secrétaire, tu n’as pas hésité à la faire disparaître ! Qui sait si tu n’as pas accusé pour t’absoudre ! Mais je le saurai ! Je te démasquerai ! Je te ferai rendre gorge !…

Un long rugissement de rage et de haine étouffa sa voix. Et, épuisé, il se jeta furieusement sur un siège pour s’abîmer plus profondément dans sa haine…


XII

NOUVEAU TRIO


Onze heures du soir…

Le colonel Conrad vient de débarquer du traversier de Longueuil et gagne la rue Notre-Dame. Là, il monte sur un tramway en direction de l’ouest de la cité, descend au Boulevard Saint-Laurent et, pédestrement, gagne la rue Lagauchetière. Bientôt il pénètre dans cette maison où, le soir du bal militaire. Benjamin avait vu entrer Peter Parsons pour en voir ensuite sortir le colonel.

Dix minutes s’écoulèrent, puis un homme sortit de la même maison. Cet homme portait une barbe noire fort épaisse et inculte, et s’en allait d’un pas rapide du côté de la rue Bleury.

C’était, comme on l’a deviné, ce Peter Parsons.

Quinze minutes plus tard il se trouvait à cette maison inhabitée, No 1144, de la rue Dorchester. Il aperçut une faible clarté à l’intérieur par le vitrage de la porte d’entrée.

— Bon, murmura-t-il avec satisfaction, mes hommes sont là !

Alors il frappa trois coups bien espacés et attendit.

Un châssis du premier étage glissa dans ses rainures et une voix sourde demanda :

— Qui va là ?

— Parsons !

— C’est bon, on va ouvrir.

Deux minutes se passèrent, puis la porte s’ouvrit pour encadrer la mince silhouette de Fringer.

— On vous attendait, dit ce dernier en livrant passage.

— Avez-vous reçu ma note ? interrogea Parsons.

— Oui, Grossmann l’a reçue.

— Très bien, montons !

Fringer éteignit la lumière du vestibule, et à tâtons les deux hommes montèrent l’escalier. Bientôt après ils pénétraient dans cette petite salle de l’arrière de la maison, où, notre lecteur doit s’en souvenir, Kuppmein avait, un soir, fait valoir ses droits et sa volonté au détriment de la précieuse santé de sieur Grossmann.