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Page:Lebel - Les amours de W Benjamin, 1931.djvu/45

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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

— Ravie de vous voir, capitaine ! s’écria Miss Jane sans rien changer de sa posture et en tendant, seulement, sa fine main au nouveau venu.

— Ma chère Jane, fit Rutten de son accent nasillard et en portant à ses lèvres la main de la jeune fille, après votre coup de téléphone de ce matin, ce fut avec une impatience fiévreuse que j’ai attendu le moment de prendre de vos nouvelles.

— Prenez donc un siège, capitaine, et causons.

Rutten obéit à l’injonction de Miss Jane. Mais, auparavant et tout comme s’il se fût trouvé chez lui, il s’arrêta près du guéridon, choisit un cigare, l’alluma et poussa un fauteuil près de la méridienne. Il se laissa choir mollement sur le fauteuil, lança quelques bouffées au plafond vers le lustre et dit :

— Soit, causons !

— En premier lieu, j’ai une nouvelle à vous apprendre, annonça Miss Jane.

— Bonne ou mauvaise ?

— Je vous la donne pour ce qu’elle vaut : l’inventeur du Chasse-Torpille est à New York !

— Pierre Lebon ? fit Rutten avec surprise.

— Oui, sourit la jeune fille, nous avons voyagé ensemble.

— C’est-à-dire… dans le même wagon ? sourit le capitaine à son tour.

— C’est-à-dire… dans le même wagon et côte à côte jusqu’à une heure du matin. Ensuite, lui en haut, moi en bas dans le dortoir… bref, en excellents camarades !

— Oh ! oh ! fit Rutten émerveillé et étourdi à la fois. Vous êtes donc en amour ? ajouta-t-il.

— Un peu, oui… sourit mystérieusement Miss Jane.

— Contez-moi ça !

— Tout à l’heure. Nous allons procéder par ordre chronologique. Dites-moi d’abord quand vous avez vu Kuppmein pour la dernière fois ?

— Aujourd’hui même dans la matinée, quelque temps après votre coup de téléphone.

— Vous ne lui avez pas parlé de moi, au moins ?

— Non.

— Très bien. Vous a-t-il remis les plans ?

— Le jour même de son arrivée.

— Le modèle est toujours à venir, n’est-ce pas ?

— Comme vous dites.

— Et que pensez-vous ?

— Rien… j’attends avant de penser que vous me fassiez votre rapport.

— Eh bien ! écoutez ceci : à l’heure où je vous parle le modèle est entre les mains de son inventeur !

— Est-ce possible ? s’écria Rutten avec ahurissement.

— Ou plutôt ce modèle est à Montréal, mais en un lieu sûr connu de Lebon seulement et d’un certain banquier de Chicago qui s’appelle William Benjamin, un ami de Lebon et qui m’a l’air très intéressé, trop même, à cette affaire de Chasse-Torpille. Et j’ajoute que c’est ce même William Benjamin, que vous aurez probablement l’avantage de connaître un de ces quatre matins, c’est ce Benjamin, dis-je, qui a fait rater la seconde partie de la transaction engagée par Kuppmein.

— Ah ! ah !

— Ensuite, Lebon est à New York pour y rechercher ses plans.

— Bon.

— Mais dites-moi si vous avez appris toute l’aventure de l’inventeur du Chasse-Torpille.

— Kuppmein m’a raconté toute une histoire à ce sujet. Notamment que Lebon, après transaction avec Conrad, aurait volé à ce dernier les plans qu’il lui avait cédés, et il aurait eu pour complice de ce vol son amante, la secrétaire de Conrad. Que ce même Lebon avait été arrêté le lendemain du vol pour échapper ensuite à la justice, et que, durant, ce temps sa complice se serait suicidée par la noyade.

— C’est à peu près cela. Et vous a-t-il parlé de Grossmann ?

— Il m’a affirmé que nous sommes trahis et volés par Grossmann et Fringer.

— Je ne le dédirai pas sur ce point. Mais chose fort certaine, c’est que Kuppmein, avec le beau rôle, veut et travaille pour s’approprier tous les bénéfices de l’entreprise. Eh bien ! écoutez l’histoire telle que j’ai pu la suivre et la reconstituer, et vous verrez avant longtemps que je ne m’éloigne pas trop de la vérité !

Et Miss Jane se mit à narrer tout ce qu’elle avait vu, surprit et déduit des premiers événements de notre histoire.

Rutten lui prêta une attention profonde, mais sans laisser voir sur sa physionomie impassible ses sentiments intérieurs.

Quand Miss Jane eut terminé son récit, il remarqua simplement :

— Je crois comprendre que la partie sera plus rude que je ne m’y attendais.

Et cette fois il fronça les sourcils durement, comme si son esprit eût évoqué un souvenir terrible, ou prévu un événement prochain qui allait réclamer une action énergique.

— Et pourtant cette partie était toute simple à jouer, répliqua Miss Jane, sans ces deux imbéciles, Grossmann et Fringer, qui l’ont gâchée !

— Grossmann et Fringer… murmura Rutten en réfléchissant… nous nous souviendrons d’eux. Ses yeux d’un gris métallique furent sillonnés par un éclair rapide. Quant à Kuppmein…

— Je vous avais bien prévenu, capitaine, interrompit Miss Jane, que ce Kuppmein était de trop dans l’affaire !

— Oui, je me le rappelle.

— Et si vous voulez penser comme moi, à l’avenir nous ne devrons compter que sur nous-mêmes.

— Vous avez raison.

— Ensuite, il va falloir nous remettre à l’œuvre sans retard.

— Avez-vous un plan d’action ?

— Oui, et ce plan je l’ai déjà entamé.

— Expliquez-moi ça.

— Résumons d’abord les faits afin d’éviter des malentendus et pour ne laisser aucune prise au hasard. Kuppmein et Cie sont chargés d’acquérir plans et modèle d’un Chasse-Torpille pour le compte de l’Allemagne, arme que celle-ci retournera contre ses ennemis. Mais ces plans et ce modèle sont vendus à Conrad à qui ils sont aussitôt volés par un certain Peter Par-