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LA VIE CANADIENNE

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origines une légende qui nous rabaisse et dont on retrouve toujours le fil à l’étranger, et — fait singulier — en France plus qu’ailleurs. Qu’il se trouve en France quelques intellectuels pour admettre que notre sang canadien est sans mélange, voilà de l’exactitude ; mais l’ouvrier et le paysan français, en posant le pied sur nos rivages, croient débarquer au pays de « l’Indien amélioré » . Voilà comment circule l’histoire d’un peuple à l’étranger-

Néanmoins, il est juste de dire qu’on daignait accorder au Canadien une certaine supériorité sur l’Indien, pour la raison que celui-ci continuait de vivre au sein des bois à l’état barbare ; tandis que celui-là abattait la forêt, ouvrait la chair du sol de sa charrue, jetait dans le sillon le grain de froment, édifiait son village et sa paroisse, traçait des routes, vendait à l’intérieur ou à l’extérieur le surplus de ses produits, et, petit à petit, par son travail, son courage, sa vaillance, son génie, fondait et élevait un empire, polissant sans cesse son oeuvre malgré le manque de moyens, en dépit des obstacles de tous genres, des épidémies, des famines, des guerres. Or, l’Indien de l’Amérique du Nord n’était nullement doué pour entreprendre l’édifice énorme et splendide de notre Canada actuel, on en peut juger par les bribes éparses de ces nomades qui vivent toujours retirés au fond des bois.

Donc, issus du paysan français, nous n’étions dans les commencements que défricheurs et laboureurs. Ce fut cette modeste condition qui nous fit mépriser des gens de robe et d’épée sous les deux régimes. Au fait, comment pouvait-on estimer, sinon honorer, l’homme simple de la cognée et de la charrue ?

Car en face des attributs de l’hermine

et de l’épée, il ne nous restait à nous pour emblème, après 1760, que la seule charrue. Tout de même, nous voyons aujourd’hui le magnifique sillon qu’a tracé cette charrue, et l’on ne rendra que parfaite j ustice au paysan canadien le jour où l’on dira de lui qu’il fut « grand » . Mettons donc qu’Henri Martin a tout simplement voulu prédire notre future grandeur !

Oui, il fut grand le laboureur du Canada, et c’est pourquoi il voulait se créer un grand domaine... un domaine immense. Il vou- . lait, à lui, toute cette Amérique du Nord, et un jour, en vérité, il la possédait presque tout entière. Mais survinrent les infortunes, et il dut, par la suite, se resserrer dans les bornes, immenses encore, où il continue de grandir aujourd’hui. Puis, un autre jour, il eut conscience de la belle histoire qu’il avait laissée derrière lui. Aussi, à quelques-uns de ses fils voulut-il mettre à la main la plume au lieu des mancherons. C’est ainsi que parut François-Xavier Garneau pour écrire l’Histoire du Canada. Il était temps ; nous venions de franchir près de trois siècles de gloire que les ténèbres pouvaient envahir et dérober aux yeux de l’univers. Dès lors, la route était ouverte : plusieurs écrivains de notre Histoire emboîtèrent le pas à Garneau, et, parmi ceux-là, Benjamin Suite, dont l’oeuvre considérable et forte allait projeter-tant de clarté sur bien des pages obscures de notre Histoire, remettre sur le socle de la vérité nos origines, et prouver à l’étranger qu’il n’était pas nécessaire d’une loupe ou d’un microscope pour nous regarder et nous voir. Et Suite, après Garneau, continuait notre revanche. . .

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SUI.TF. LE BOUILLEUR

Donc, un nouvel et grand historien, doublé, lui aussi, d’un patriote, surgissait de notre sol... Benjamin Suite. Et un écrivain pur, sans poupons, sans fla-fla, sans colifichets, doué d’une virilité extraordinaire, d’une vigueur peu commune, d’une précision et d’une clarté admirables, d’une hardiesse qui dénote combien il entend faire valoir Ja digni té du sang de sa race. . . une dignité qu’il défendra « manu militari » s’il faut. Le titre d’historien que j’applique à Suite pourra se présenter avec un sens superlatif ou exagéré auprès de certains esprits mal instruits ou mal disposés à décerner « les palmes » à un concitoyen, ou encore auprès des snobs (dont, par malheur, nous en avons trop chez nous) qui ne peuvent voir grand, gros et puissant, comme bon et beau, que parmi les races étrangères. N’entreprenons point de refaire ces cerveaux fétiches... rien à faire. Contentons-nous, pour le moment, de reconnaître Benjamin Suite comme un historien qui, s’il n’aura pas surpassé Garneau, l’aura du moins égalé, même si, suivant certains dires, il s’est borné à « historier » . Soit, Suite historié. .. mais il historié en marge de la grande histoire, faisant, par conséquent, de la « grande historiation » .