Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— On s’en serait servi une fois, une seule fois, disait M. Boulingrin, il n’y aurait encore que demi-mal, mais ce qui m’exaspère, c’est de le voir là, tout neuf…

— Et mon complet de cycliste, gémissait Mme Boulingrin. Cent trente-cinq francs de jetés à l’eau, sans profit… Est-ce enrageant ! Je ne puis pourtant pas le mettre pour me promener avec mes béquilles.

— Ton complet, je m’en moque, c’est ce maudit tandem…

Ils parlèrent de le vendre, mais non ils n’en eussent tiré qu’un prix dérisoire, et le mieux était encore de le garder.

Tortures de chaque jour ! Toute leur âme de petits bourgeois et d’anciens commerçants se révoltait contre ce fait incroyable : ils avaient déboursé une grosse somme pour acheter un objet, et cet objet, ils ne pourraient l’utiliser. On achète un pur-sang, il est rétif, impossible à monter, soit ; on a du moins la ressource de le mettre à la charrue. Mais un tandem !

— Qu’en faire ? soupirait Achille.

— Oui, qu’en faire ? répétait Diane.

Et ils cherchaient, ils cherchaient de toutes leurs forces.

C’est un soir que M. Boulingrin s’écria :

— J’ai trouvé… si tu n’y vois pas d’objection…

Il exposa son plan, Diane rechigna, puis consentit.

11 fallut deux semaines pour effectuer les préparatifs nécessaires, mais comme elles parurent légères et rapides !

Et, par une belle matinée, M. Boulingrin, monté sur le tandem, traversa la place du marché, sous les regards émerveillés des promeneurs. Derrière lui, perdue dans le vaste complet cycliste de Mme Boulingrin, pédalait Héloïse, la petite servante.

Ainsi fut utilisé, et désormais presque chaque jour, le tandem de M. Boulingrin. Et cela fit très bon effet.

— Tout de même, disait-on avec des hochements de tête, il faut qu’il ait de quoi, M. Boulingrin ! Se payer un tandem pour lui et pour sa cuisinière…

Maurice LEBLANC.